« Le storytelling se définit comme l’art de raconter une histoire et de la scénariser, en s’efforçant d’accrocher l’attention et de susciter l’intérêt. Il vise, par la structuration et la scénarisation d’un récit, à accorder un surcroît de sens à une situation ou à une action. Une approche de type storytelling ne se contente pas d’avancer des arguments ou de formuler des objectifs mais propose une réelle mise en récit du projet qui permet d’articuler entre eux ses aspects les plus significatifs et de les présenter de manière « inspirante » (pour la réflexion) et « mobilisante » (pour l’action). Restituer son projet sous la forme d’un récit est donc une façon de mieux le faire partager. »

Pascal Nicolas-Le Strat, Agir dans une perspective d’intermédiation1

Voilà plusieurs jours, voire semaines, que j’ouvre des fichiers textes en vue d’une écriture qui permettrait d’accéder au projet Mémento. Ce projet, qui s’inscrit dans une perspective de recherche-création, est porté par Artfactories/Autresparts. Comme à ma « mauvaise habitude », je voulais tout dire et trop vite : présenter le projet et la manière dont il a émergé ; parler de la mise en récit ; du contexte et des lieux depuis lesquels le projet se déploie ; du lien avec le forum des lieux intermédiaires et indépendants ; du concept d’archive(s) retenu pour ce projet ; de la pratique d’enquête… Je voulais tout dire alors que le projet est en cours et qu’il est, à l’heure actuelle, difficile de l’objectiver et de dire : « Mémento: c’est ça ». À moins, peut-être, de revenir sur le dossier répondant à l’appel à projet et, ainsi, de dire ce qu’il n’est déjà plus.

Quoi qu’il en soit, chacune de mes tentatives prenait une allure de récit individuel, au sens où j’avais fait le choix, à ce stade, de ne l’évoquer qu’en mon nom propre, depuis la manière dont je le vis, depuis les problématiques que je rencontre et des endroits où ces problématiques me mènent. Chaque récit donnait lieu, maladroitement, à une intrigue issue d’une problématique de laquelle découlait un scénario. Le problème résidait, selon moi, dans le fait de commencer par faire d’autres récits afin de présenter Mémento. Tout cela noyait l’objet de l’écriture dans un propos très général.

Au lieu d’engager le travail de « montée en latéralité » — entendu comme « la capacité des expériences singulières à se confronter les unes aux autres, à se mettre démocratiquement en risque les unes en regard des autres » — et que permet la mise en récit, je « buttais » sur un mélange de partage d’expérience et de montée en généralité englobante. Ainsi, ces différents récits, que je voulais faire tenir en un seul, me semblent pouvoir s’interpeller sur ce mode de la montée en latéralité. C’est de cette manière que j’envisage désormais de partager le processus en cours. En produisant des Mémos qui seront en fait des micro-récits autonomes mais interdépendants, à l’image de celui-ci. Les mémos viendront ainsi éprouver cette idée de montée en latéralité au sein du projet Mémento. Par exemple, le mémo archives, qui mettra en récit ma relation à ce terme mobilisé dans Mémento, interpellera le présent mémo « mise en récit » ou encore le mémo « fantômes », et ainsi de suite. L’ensemble dessinera un récit qui pourra être ponctué de mémos produits pendant le projet Mémento (par moi ou par d’autres).

Au-delà de l’idée de mémo, ces tentatives de récits amorçaient d’ores-et-déjà un travail de mise en récit, un questionnement sur la manière de partager une expérience. C’est ainsi que, pour introduire le projet Mémento, depuis mon lieu d’être (un corps et une expérience multiple à l’intérieur), j’ai eu envie de mobiliser d’abord la notion de mise en récit, depuis sa mise en récit. Une mise en abyme inaugurale pour un projet qui entend s’intéresser, de près, à la multitude des récits qui émanent de nos expériences collectives d’occupations (friches, tiers-lieux, occupations temporaires, squats, quartiers…).

Cet intérêt du projet pour les récits, et le processus qui leur donne à se constituer comme tel, sont le fruit de recherches et d’actions préalables. Là encore, avec cette notion et cette pratique de mise en récit, j’ai voulu aller trop vite. J’ai surinvesti l’espace qui s’est ouvert quand, en 2017, j’ai découvert, par la pratique, la notion de mise en récit. Je me suis, pour ainsi dire, précipité. Ce surinvestissement, à l’image de ce que je viens d’énoncer, a généré, une fois encore, des tentatives. Ces tentatives prolongent des hypothèses, ici, celle de la mise en récit comme expérience démocratique pour les individus et les groupes, communautés, qu’illes composent. La mise en récit endosse ainsi un rôle, celui d’opérer des transitions entre les expériences et entre les hypothèses. Elle permet tout autant de revenir sur une situation donnée, que de la dépasser, de passer à autre chose1 en réinvestissant une expérience en cours ou passé.

C’est ainsi, qu’en 2018, je me suis saisi de la pratique de mise en récit pour moi-même, pour faire recherche et pour la partager. Au même moment, j’initiais, à la friche Lamartine, des ateliers de co-formation à la mise en récit intitulés : « Récit de lieux, récits de soi ». Cette première tentative me semble aujourd’hui avoir porté les stigmates d’un réflexe utilitaire. Ce réflexe m’a conduit à projeter, pour moi-même et sur les autres, les attentes que j’avais de la mise en récit et ce, depuis le primat que je donnais au fond (à quoi sert la notion) plutôt qu’à la forme (comment elle sert2). Cela a produit, selon moi, l’effet de présumer la forme du récit depuis mes attentes (une forme texte, structurée, selon un schéma pré-établi). Il ne s’agit pas d’évacuer totalement le fond et les attentes, seulement de penser ces deux dimensions, de forme et de fond, de façon égalitaire et en relation.

En donnant le primat au fond, je prenais le risque d’instrumentaliser et d’enfermer la relation dans une méthode arbitraire. La mise en récit me semble pouvoir permettre l’effet inverse. J’entends, par là, la manière dont un processus relationnel fait méthode de façon très singulière et subjective. Pour illustrer cela, la citation d’Edouard Glissant3, qui a accompagné cette initiative d’atelier, me semble évocatrice : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde (Détail et totalité) »4. Cette citation se suffit à elle-même. Selon moi, elle fait l’effet d’un haïku ou d’une punchline (dans un autre registre) où forme et fond nourrissent, depuis la relation qu’ils entretiennent, l’interprétation du ou de la lecteur·rice, de l’auditrice·eur. Il me semble que c’est là l’importance de la mise en récit, au-delà du seul récit. Une attention à la gestuelle, à la chorégraphie relationnelle entre forme et fond.

Je n’ai pas pu continuer à organiser ces ateliers, au-delà du deuxième, pour une raison qui me semble être celle de la disponibilité. L’organisation et la participation aux deux ateliers étaient bénévoles, les personnes répondant présentes se rendaient disponibles5. De même que la friche, du point de vue de son organisation, de sa construction sociale, constituait à ce moment-là un espace de disponibilité. Cependant, s’arrêter à cette évidence du manque de disponibilité pourrait avoir l’effet de réduire la mise en récit, de même que la disponibilité, à une affaire de « temps ». Ce serait considérer la mise en récit comme accessoire, bonus, annexe au projet. Il en va de même avec la disponibilité. Par ailleurs, la disponibilité ne peut pas être réduite à la disponibilité spatiale ou temporelle. Les personnes autour de la table ne représentaient pas des lieux mais les composaient, depuis l’expérience qu’illes en font. Ces lieux me semblent se constituer depuis une intrication entre disponibilité temporelle, spatiale, sociale et mentale. La disponibilité est donc tout autant spatiale et temporelle que mentale et sociale, comme nous le rappelle tristement la fameuse expression sur « le temps de cerveau disponible ». Les deux ateliers ont permis d’aller toucher très vite à cet aspect de la disponibilité, heurtant, de plein fouet, ma conception de la mise en récit très disciplinée et mes schémas pré-établis. Des participant·e·s sont très vites venu·e·s avec d’autres manières de lire les mondes et les lieux communs et, nécessairement, d’autres façons de les écrire et de les raconter (lecture photographique, sonore, plastique). Il a fallu que l’atelier se rende disponible pour ces formes d’écritures et de lectures et, paradoxalement, c’est en faisant cela que des écritures alphabétiques ont finalement émergé, qu’un travail de mise en récit s’est amorcé. Ce jour-là, j’étais parti seul faire un récit photographique de la friche Lamartine, alors que l’ensemble des participant·e·s s’était mis dans les dispositions d’écriture d’ordre alphabétique.

Je pourrais traduire cette expérience dans les termes du bilan, comme un échec ou alors en fantasmant une réussite. Il me semble que la mise en récit permet d’aller ailleurs, de se décaler d’une dichotomie qui produit avant tout des images (échecs, réussites), pour tisser des textes et des histoires. En cela, elle constitue un véritable espace de mise en recherche pour toute personne qui s’y essaye. Ici, la mise en récit me permet de réinvestir cette expérience autrement, dans une écologie de l’attention vis-à-vis de la situation. Elle m’a permis de maintenir un lien avec Afap, qui s’intéresse à cette question de la mise en récit. Ce lien n’est pas étranger à la coopération qu’essaye d’introduire ce texte. Les ateliers s’inscrivent également dans une expérience personnelle à la friche, où je continue aujourd’hui encore à « tenter » des choses, à l’image de mon implication au sein de Mémento. Je découvre également la potentialité cachée, activée par la présente mise en récit, de ces ateliers en terme d’apprentissages et de perspectives.

La recherche est ainsi voulue avant tout, à l’instar de ces lieux, comme la production d’espaces de disponibilités dans les lieux et par les lieux. La recherche prend ainsi une allure de « chantier » à la manière dont Pascal Nicolas-Le Strat l’évoque dans son article « Disponibilité », elle se présente comme « un agencement à polarités multiples, condition de son ouverture et de sa porosité, de ses hybridités et de ses transversalités et, donc, de sa disponibilité » .


1-a Cette citation est issue d’un document à destination des étudiant·e·s des Masters 2 « Intermédiation et Développement social » et « Politique de la Ville et Développement Territorial » ainsi que du Diplôme d’État en Ingénierie Sociale (DEIS). Le texte, qui m’est parvenu lors d’un travail sur l’intermédiation avec un doctorant ancien étudiant du master IDS, m’accompagne dans mon processus de socialisation à la mise en récit.

1-b Une problématique suppose une multitude d’agencements et, donc, de récits possibles. Par ailleurs, la mise en récit ne suppose pas nécessairement une réponse formelle à une problématique. C’est une manière d’y accéder et possiblement de la dépasser. À titre d’exemple, Il m’est arrivé d’essayer de répondre à des problématiques relationnelles lors de ruptures amicales ou amoureuses, avec des questions du type : « Etais-je vraiment amoureux ? ». Dans ces cas-là, je ressasse, en agençant différemment et à plusieurs reprises les mêmes évènements ou de nouveaux, qui réapparaissent selon les temporalités, pour essayer de comprendre. Ces récits me permettent de revenir plus finement dans le nœud relationnel du duo, du groupe constitué et non pas pour répondre à la question initiale. Il n’y donc pas un récit, mais plusieurs mises en récit qui me donnent, par la suite et au temps présent, à investir différemment des relations qui se réfèrent à des schémas similaires, le couple en l’occurrence.

2 En lien avec la note précédente, j’opère une bifurcation permise par la lecture de Myriam Suchet qui consiste à se demander « comment j’ai aimé » ou « comment j’aime, ici et maintenant » plutôt que « est-ce que j’ai été amoureux ». Cela s’inscrit dans ce processus réflexif permis par la mise en récit. On se décale, on change de perspective depuis de nouvelles expériences (des rencontres, des lectures…), on écrit et (se) raconte différemment la situation. Suchet, Myriam. (2020). L’horizon est ici. Pour une prolifération des modes de relations. Rennes, France : Éditions du commun.

3 Glissant, Edouard. (1990). Poétique de la relation. Paris, France : Gallimard.

4 Afin de mettre en page ce texte, je relis l’introduction du livre de Myriam Suchet. J’y trouve une phrase qui vient danser avec cette citation d’Edouard Glissant, chorégraphie qui m’accompagne désormais pour la suite de mon travail individuel et collectif de mise en récit : « Faire proliférer les modes de relation pourrait bien ouvrir la voie à d’autres manières d’être à la fois entre nous, en nous-mêmes et au monde ».

5 Chaque disponibilité avait probablement ses raisons (curiosité, amitié, intérêt, opportunité…) et ses limites.

 
Retour en haut