Artfactories/Autresparts a ouvert un atelier de réflexion sur la relation que les espaces-projets entretiennent avec le principe de labellisation. Le label n’apparaît absolument pas comme une fin en soi, mais plutôt comme un pis aller. Il est de plus en plus inadapté à l’évolution de la création artistique. Cette inadéquation prouve, une fois de plus, l’urgence d’impulser un profond changement des politiques publiques de la culture.
L’atelier de réflexion s’est déroulé le 21 avril 2011 dans les locaux de Mix’Art Myrys à Toulouse. Les échanges ont été nourris par l’expérience et les témoignages de La Grainerie, de Mix’Art Myrys et de l’Usine, trois espaces-projets implantés en Midi-Pyrénées et membres de la commission lieu-NTA (Nouveaux territoires de l’art) du Couac.
Synthèse courte —
Les espaces-projets qui travaillent à une plus grande démocratie artistique et culturelle ont toujours été réfractaires à toute idée de labellisation. Comme l’explique Eric Chevance, délégué général de ARTfactories/Autre(s)pART(s), ces initiatives échappent à toute modélisation. Elles ne peuvent pas être enfermées dans des cadres institutionnels trop contraignants. Elles sont toujours très fortement contextualisées et intimement liées à la spécificité des territoires investis. Le projet doit donc pouvoir évoluer en fonction des transformations urbaines, politiques et sociales. Trop fortement identifié comme une démarche institutionnelle, il risque de créer un effet d’intimidation vis-à -vis des populations qui se sentent éloignées des pratiques culturelles dominantes. Enfin, le label crée de fait une hiérarchie, entre ceux qui ont ce sésame et ceux qui ne l’ont pas. Il légitime l’existence d’une élite, ce qui est antinomique avec le principe d’égalité démocratique.
Mais les collectivités publiques et plus particulièrement l’État focalisent de plus en plus leurs actions sur les démarches labellisées et conditionnent leur financement à la possession de ce sésame institutionnel. Cette approche n’est absolument pas adaptée aux initiatives engagées dans un processus d’abolition des frontières entre l’art et les populations. Il subsiste un énorme décalage entre les principes énoncés et les politiques concrètement mises en œuvre. Chaque décision semble contredire un peu plus les intentions affichées de démocratisation. Comme le rappellera Claude Renard, ancienne chargée de mission NTA à l’Institut des Villes, les « Nouveaux Territoires de l’Art » n’ont jamais revendiqué une quelconque labellisation. Ces trois lettres correspondent plutôt à un signe de reconnaissance et de ralliement pour des initiatives qui, tout en étant parfois très différentes dans leurs modalités d’action et de fonctionnement, partagent les mêmes valeurs. Ce sigle n’a donc jamais eu vocation à fixer des opérationnalités. Il est juste la traduction d’une indispensable refondation des politiques culturelles. Ces démarches appellent d’autres formes d’évaluation et d’accompagnement.
En mettant en œuvre des projets transversaux, elles questionnent l’ensemble des problématiques qu’elles soient urbaines, sociales, économiques ou environnementales. Elles soulignent ainsi la nécessaire réforme des modes de gouvernance, d’administration et de régulation des affaires publiques. Certes, certains territoires de l’art sont des lieux labellisés. Mais ils ont le plus souvent profité d’un effet d’opportunité. Ce n’est pas tant le label qui était désiré que les moyens d’action supplémentaires qu’il induisait. Ainsi quelques Scènes nationales revendiquent leur appartenance aux NTA. A l’inverse, beaucoup d’espaces-projets engagés dans la démocratie artistique pourraient prétendre à ce statut, car, comme l’explique Geo Martinez de la Grainerie, ils répondent parfaitement, de manière totalement volontariste et avec beaucoup moins de moyens, aux cahiers des charges de ces structures labellisées.
Il ne s’agit bien évidemment pas d’opposer les lieux institués aux espaces-projets dits « intermédiaires », mais de préserver la diversité des approches et des pratiques artistiques. De quel autre moyen disposons-nous pour répondre au défi multiculturel qui se pose à nous ?
De toute évidence, la décentralisation a facilité le mouvement de démocratie culturelle. Les collectivités locales, moins obnubilées par le fantasme de l’excellence, ont participé à la structuration d’initiatives artistiques qui travaillaient au plus près des populations. Par leur enracinement territorial et leur souci du travail dans la proximité, avec les populations, ces espaces-projets ont su incarner cet élan de décentralisation culturelle. Ils ont essaimé un savoir-faire et un savoir-être artistiques qui sont désormais repris partout, même au sein des structures les plus institutionnelles. La Politique de la Ville, parce qu’elle était pensée de manière transversale et transsectorielle, a aussi été un espace d’expérimentation privilégié pour ces arts citoyens. Beaucoup de démarches de création atypiques ont su s’immiscer dans ces dispositifs qui, a priori, n’étaient pas prévus pour eux. Et pourtant, le déficit de reconnaissance est toujours aussi criant. Aujourd’hui, un retour en arrière est même à craindre. L’État en se recroquevillant sur une politique de l’excellence donne un très mauvais exemple, alors même que la crise économique et la réforme des collectivités territoriales amputent les marges de manœuvre des collectivités locales. La décentralisation est en panne et avec elle la possibilité d’inventer des modes de gouvernance plus démocratiques. Le souci de la rentabilité immédiate ne favorise pas l’expérimentation pourtant indispensable pour sortir des impasses dans lesquelles nous ont entraînés une telle situation de crise. Cette crispation incite les politiques publiques de la culture à se focaliser sur les démarches les plus consensuelles. Même la Région Midi-Pyrénées, la seule collectivité territoriale à avoir ouvert en 2003 une ligne budgétaire pour cinq espaces-projets identifiés NTA, hésite à s’engager dans une politique plus volontariste et plus innovante.
Aujourd’hui, la culture est trop souvent envisagée par les décideurs politiques au pire comme un outil de marketing et de promotion, au mieux comme une incantation déconnectée de tout principe de réalité. Comment imposer les problématiques artistiques dans le débat politique ? Elles n’apparaissent plus comme un enjeu électoral important. Sans doute les élus sont-ils persuadés que le sujet ne rapportera que très peu de voix aux élections. Et pendant ce temps, sur le terrain, des espaces-projets fabriquent du lien et de la civilité en réveillant les imaginaires des populations. Cette esthétisation de la vie vient contrecarrer l’anesthésie violente pratiquée à l’insu de tous par « la société du spectacle ». Mais loin d’être soutenues, ces entreprises citoyennes sont de plus en plus fragilisées. Elles sont sacrifiées sur l’autel d’une crise économique que l’on prétend résoudre en détruisant tout ce qui relève de la « gratuité » et de la « solidarité ». Alors que chacun connaît la vraie et unique urgence : reconstruire un projet de civilisation partagé. Au lieu de circonscrire toujours plus sa place dans la société, la culture devrait être, au contraire, le moteur de toutes les politiques. L’interpellation devra donc fédérer largement au-delà des seuls réseaux NTA pour impliquer tous les acteurs potentiels de cette nouvelle ère de la démocratie culturelle.
Synthèse longue —
La diversité artistique est particulièrement mise à mal par les politiques publiques, à commencer par celle de l’État. Peu importe si le Ministère de la culture mène actuellement une réflexion sur l’instauration d’un nouveau label de Scène conventionnée, il n’y a guère d’illusion à se faire sur un changement profond de l’action culturelle en France. «Ce nouveau label serait plus particulièrement destiné aux arts du cirque et de la rue, mais il pourrait également concerner les NTA », nous apprend Joël Lécussan de Mix’Art Myrys. En Midi-Pyrénées, L’Usine, lieu de fabrique et de diffusion, et Arto, qui propose un festival et une saison des arts de rue à Ramonville, pourraient être plus particulièrement concernés par ce conventionnement. Rappelons que la Région Midi-Pyrénées est la seule collectivité territoriale à avoir ouvert une ligne budgétaire pour cinq espaces-projets identifiés NTA. «Mais sans que l’on puisse parler de labellisation, ni de conventionnement sur les objectifs, poursuit Joël Lécussan. De toute façon, cette initiative politique ne s’est pas traduite par une montée en puissance financière. La ligne NTA ne représente que 150.000 euros et elle n’a été augmentée que de 5% en 10 ans.» À l’échelle de la communauté urbaine du Grand Toulouse, Mix’Art Myrys, l’Usine et la Grainerie sont qualifiés d’intérêt communautaire. «Jusqu’à présent nous relevions de la [politique de] cohésion sociale. Mais la communauté urbaine vient de se doter d’une compétence base de loisir, sport et culture. Cependant, les élus restent très évasifs sur les incidences concrètes de ces nouvelles responsabilités.» La collectivité territoriale saura-t-elle prendre le contre-pied d’une stratégie mise en place par l’Etat et qui, sous couvert de rationalisation et d’optimisation de l’intervention publique, est entrain d’assécher complètement le paysage artistique ?
La labellisation incarne cette volonté de raréfier l’offre. Une telle approche élitiste consacre peu d’élus et concourt à l’asphyxie de toutes les initiatives qui ne rentrent pas dans des cadres préétablis. Elle fabrique des effets de concurrence entre les structures et détruit les solidarités, alors qu’il conviendrait d’encourager la coopération et la mutualisation. Elle favorise le corporatisme au détriment d’une véritable réflexion sur le bien commun. D’autant plus que les critères de validation sont on ne peut plus arbitraires. Ils reposent à la fois sur des a priori idéologiques quant à la fonction de l’art et sur une vision essentiellement quantitative et consumériste des effets d’une politique culturelle. Autre conséquence : la création artistique se retrouve ainsi déconnectée des autres sphères d’activité, alors même qu’elle devrait être au cœur d’un projet de société visant à réinventer de nouvelles formes de vivre ensemble. Cette absence de cohérence aboutit à des décisions arbitraires des administrations chargées de mettre en place la politique de l’Etat. Sommées de pratiquer des restrictions budgétaires, les DRAC (Directions Régionales des Affaires Culturelles) ne font qu’amplifier des situations d’inégalité. Elles accentuent ainsi une crise que leur action est pourtant sensée résorber.
Ceux que l’on nomme les NTA («Nouveaux Territoires de l’Art») se heurtent frontalement à cette idéologie. L’ambition de ces espaces-projets consiste au contraire à sortir l’art du régime de l’exception et de la rareté pour le faire pénétrer de plain-pied dans le régime du commun et du quotidien. Ce mouvement a vocation à fédérer le plus largement possible les acteurs et opérateurs culturels. Bien au-delà de tout label ou bannière. L’appellation «Nouveaux Territoires de l’Art» regroupe des démarches extrêmement différentes. Ce terme fédère des lieux parfois institutionnalisés, parfois complètement autogérés,qui initient des démarches de création, de médiation et de rencontre artistiques au plus près des populations. Ce sigle concerne tout autant des équipes artistiques, des compagnies, des associations qui ne possèdent pas d’espace de diffusion. Comme le rappelle Emmanuel Gourvitch, administratrice de la compagnie L’Art de Vivre, NTA ne renvoie pas à une simple problématique d’équipement. Ces modes d’action ont certes besoin d’outils et de lieux de travail pour irriguer les territoires, mais l’enjeu essentiel reste la mise en œuvre de formes de production véritablement démocratiques. Ce sont donc les conditions de cet «ancrage artiste» qu’il convient de définir, dans et hors les murs. Claude Renard, qui fut chargée de Mission NTA à l’Institut des Villes, rappelle que l’accompagnement politique qui s’est mis en place en2001, suite au rapport Lextrait et sous l’impulsion de Michel Dufour (Secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle du gouvernement Jospin) ne visait nullement à une quelconque labellisation.«Cette notion de NTA permettait d’identifier et d’accompagner des espaces-projets qui partageaient un ensemble de valeurs communes. Ces lieux ne sont pas nouveaux. Ils s’inscrivent dans une histoire dynamique et évolutive de l’action culturelle. De même, la notion de territoire ne renvoie pas à une localisation géographique et encore moins à un marqueur identitaire. Quant à l’art, il s’agit ici de toutes les formes de pensée sensible, y compris les plus mineures.»
La Mission NTA au sein de l’Institut des Villes a été la traduction de cette prise de conscience. Ce dispositif transsectoriel était l’émanation d’une approche interministérielle de la culture. Il répondait à l’évolution de nos sociétés contemporaines qui exigent une bien plus grande porosité entre les différents secteurs d’activité. Mais les alternances politiques ont été préjudiciables à cette transformation de l’action publique. Cependant, quel que soit le contexte, la relation au pouvoir relève toujours, plus ou moins, du contre-pouvoir. Éric Chevance rappelle que l’association Autresparts s’est constituée quand Michel Dufour a impulsé son action en direction des NTA. « Notre regroupement visait à marquer notre vigilance vis-à-vis des effets d’annonce de cette politique. Notamment le soutien affiché à quelques-uns avec le risque de laisser tous les autres dans l’ombre.»
L’appellation NTA est-elle toujours opérante aujourd’hui? Ces trois lettres identifient un moment fondateur dans un processus de construction d’une pensée artistique et politique. Ce logo a été un marqueur indispensable pour accéder à la visibilité publique et obtenir une écoute des institutions. Les NTA ont d’abord dû vaincre les résistances inhérentes à toute démarche novatrice. Puis, les espaces-projets se sont heurtés à une conjoncture politique de plus en plus défavorable. Dix ans après l’apparition de ce terme, le contexte a fondamentalement changé et les risques de malentendu sont réels. « L’effet de mode est passé, analyse Joël Lécussan. Pour certains, cette notion de NTA n’est plus d’actualité. Ils ne mesurent pas notre capacité de réinvention des pratiques artistiques et culturelles.» De toute façon, le terme « Nouveaux » paraît de plus en plus inapproprié à décrire un mouvement de fond, historique et inscrit dans un rapport au temps antinomique avec la superficialité de la nouveauté événementielle. Sans doute serait-il plus judicieux de substituer à ce mot une notion exprimant la durabilité. Mais, quel que soit le sigle qui les fédère, la bannière qui les regroupe, ces espaces-projets ont besoin d’une plus grande visibilité institutionnelle.
En fait, ce n’est pas tant le label qui pose problème que ce qu’il sous-tend. La labellisation devrait être un outil de structuration de la diversité artistique, le symbole d’une véritable opérationnalité politique. Dans un souci compréhensible de clarification de l’action publique, elle permettrait alors de rendre plus lisible cette dernière, sans pour autant imposer une hiérarchie. Mais, le label consiste essentiellement à « distinguer » certains projets et lieux et ainsi à reproduire une approche élitiste de la création d’œuvre. Elle consacre ainsi le dogme de la démocratisation culturelle avec sa structuration pyramidale construite sur l’opposition entre les formes légitimes (le «grand Art») et celles qui sont jugées illégitimes (les «arts populaires»). Une démocratisation qui n’est pas démocratique tant elle impose la domination de certaines esthétiques et, ce faisant, nie la pertinence des autres rapports sensibles au monde. Cette approche idéologique de l’action artistique et culturelle est si profondément ancrée dans le paysage politique français qu’elle transcende les clivages gauche/droite. Elle apparaît pourtant de plus en plus inadaptée aux mutations que connaissent nos sociétés. Dans notre pays, la gauche dont le projet est sensé combattre toutes les formes d’inégalité, semble incapable de se saisir de ces questions. Philippe Foulquié, ancien directeur de la Friche La Belle de Mai à Marseille, ne manque pas de souligner que pratiquement toutes les Régions sont gouvernées par la gauche. Or, ces collectivités semblent engagées dans une spirale de baisse des financements culturels. Par, exemple, en Midi-Pyrénées et pour 2011, la culture a subi une coupe de 15 %. Et les perspectives sont encore plus alarmantes pour 2012. Autre exemple, avec la Région Paca qui affiche moins 10% pour la culture en 2011. Comme la Basse Normandie. En Île-de-France, Mustafa Aouar, directeur de la Gare au Théâtre, parle d’un «constat peu engageant».
Les réformes des collectivités publiques et de la taxe professionnelle ont certes des incidences sur l’autonomie financière des institutions territoriales. Pour autant, des choix sont faits. Ils correspondent justement à l’expression de priorités pour la Cité. Or, la culture n’est-elle pas un enjeu de civilisation absolument essentiel? D’autant plus dans les périodes de crise, quand la société cherche à se ressouder autour de valeurs communes pour résister aux poussées démagogiques qui exploitent les peurs des populations avec des discours incitant à la haine de l’autre ?
L’État a longtemps été le moteur de la politique culturelle. Désormais, il ne donne plus l’impulsion d’une politique volontariste en direction de la création artistique. Au contraire, il transfère des charges aux collectivités locales, amputant ainsi leur capacité d’investissement et d’action. Il détruit ainsi la politique de décentralisation et d’aménagement du territoire initiée dans les années 1980. «L’implication de l’Etat a eu un indéniable effet levier sur les collectivités territoriales», rappelle Eric Chevance. Or, désormais, le Ministère de la Culture resserre ses crédits sur les institutions et les lieux labellisés au détriment des espaces-projets qui travaillent dans la plus grande proximité possible avec les populations. Avec des résultats catastrophiques. La Grainerie a vu la subvention de la DRAC passer de 43.000 euros à 24.000 euros, avant d’être complètement supprimée en 2011 ! Le TNT de Bordeaux est lui aussi confronté à un désengagement d’autant plus cruel qu’il semble inéluctable. La machine bureaucratique dans ce qu’elle a de plus inhumaine est en marche et ce indépendamment de toute évaluation sur le travail accompli. 20.000 euros de diminution en 2010.40.000 euros en 2011. Le TNT tente alors d’intégrer ces données dans son programme d’activité. Mais encore faudrait-il interrompre l’hémorragie. Or, la Drac annonce froidement que l’année prochaine 30.000 euros disparaîtront et encore 30.000 euros en 2013. Le seul critère de sélection: la possession ou non d’un label. Sans ce sauf-conduit, l’État se retire. Qu’importe si l’administration n’a rien à redire, ni sur le fond, ni sur la forme, sur le travail accompli par l’équipe du TNT. En toute logique, elle devrait donc labelliser le projet ? Et bien non. Pourquoi? La démarche est-elle trop atypique ? Pas assez clinquante comparée aux autres « vitrines» culturelles bordelaises ? A moins que la décision ne se soit jouée aux dés? Et pendant ce temps, le directeur de la DMDTS (Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles) affirmait que les démarches comme celle du TNT ne seraient pas concernées par les baisses de subvention du Ministère de la Culture. On pourrait s’attendre à ce que la Ville et la Région montent au créneau pour défendre ce lieu d’art agissant avec et pour les populations. Les collectivités territoriales préfèrent engager leurs moyens et leur énergie dans des événements, des programmes ou des gestes architecturaux qui assureront la promotion de l’image de marque du territoire, mais qui, dans le même temps, risquent d’accentuer les phénomènes de gentrification et de creuser un peu plus les fractures qu’elles soient économiques, sociales, culturelles ou urbaines. Une politique de l’excellence, tellement excellente qu’elle fait chaque fois un peu plus le lit du Front National.
L’instrumentalisation des fonctions de l’art et de la culture traduit l’effondrement des valeurs fondamentalement «désintéressées » de l’humanité. Ainsi, les «villes créatives» sont devenues synonymes d’opération de marketing et de communication à seules fins de vendre l’attractivité d’un territoire. D’ailleurs, comme le rappelle Laurie Blazy, de telles visions laissent très peu de place aux démarches artistiques, à leur capacité à déplacer les cadres et à ouvrir des espaces de liberté. «Il devient urgent de revendiquer la place du projet artistique dans le projet de territoire.» L’épanouissement culturel qui devrait être l’un des piliers de nos sociétés est désormais relégué loin derrière des besoins soient disant essentiels, mais qui, au fond, révèlent à quel point notre horizon démocratique s’est réduit. La culture, en tant que vecteur d’autonomie et d’émancipation, a été complètement laminée par les industries de divertissement de masse. Comme l’a démontré Bernard Stiegler, il ne fait aucun doute que l’esprit du capitalisme a pernicieusement et profondément pénétré nos subconscients. Nous «consumons» énormément d’énergie pour nourrir un appareil de marchandisation pulsionnel dont la portée symbolique est quasiment nulle. L’art, qui représente les aspirations spirituelles et sensibles de l’être humain, n’a pratiquement aucune place dans ce système. Il s’agit donc bien d’une lutte contre une idéologie négationniste. Le combat ne concerne bien évidemment pas que le secteur culturel. Ce champ apparaît simplement comme l’un des plus emblématiques (avec l’éducation, la santé, la justice,la recherche, l’écologie…) de l’indispensable révolution intellectuelle que nos sociétés doivent engager pour sortir de cet esclavage. Comment remettre ces questions au centre du débat politique?
Le fait culturel n’échappe pas au désenchantement généralisé que connaissent nos sociétés contemporaines. «Les responsables politiques,même ceux qui devraient être proches de nous,semblent estimer que la culture n’a pas répondu aux espérances placées en elles, analyse Joël Lécussan. Les années 1980 ont sans doute été porteuses de mystification quant au rôle de la culture. Du coup, les collectivités territoriales ont l’impression d’avoir beaucoup payé sans que le retour sur investissement soit à la hauteur de leur attente. Pourtant, je suis convaincu que nos lieux sont porteurs de nouvelles espérances culturelles.»
Et si, comme le souligne, Éric Chevance, le soutien de la puissance publique s’était construit sur un malentendu? Ces espaces-projets ne s’adressent pas à des publics, mais à des populations, ils privilégient le territoire à l’audience et le processus de travail est au moins aussi important que l’œuvre achevée. Ils introduisent l’expérience esthétique dans tous les compartiments de l’existence. Autant de principes qui ne correspondent pas à l’idéologie dominante. Ils sont tolérés (ou même parfois regardés avec une certaine bienveillance) en période de développement, mais dès qu’arrive la récession, ils deviennent objets de suspicion. Le durcissement politique a rendu intenable ce décalage entre les actions des NTA et les attentes a priori des élus et des services administratifs. Il n’est pas question pour autant de nier les mutations que traversent nos sociétés en s’arc-boutant sur une relation de dépendance exclusive avec l’argent public. Comme l’explique Philippe Foulquié, ces initiatives expérimentent des modes de production multiples et croisées relevant à la fois de l’économie publique,privée, sociale et solidaire. Mais elles refusent de brader notre part d’humanité. Les systèmes d’échange, notamment (mais pas exclusivement) économiques, devraient être pensés essentiellement à l’aune de ce prisme «humaniste», dans une vision englobante, durable et diversifiée, à la fois dans le micro et le macro environnement. Bref, une approche relevant d’une véritable écologie culturelle.
Les prochaines échéances électorales s’annoncent absolument cruciales. Mustapha Aouar, directeur de la Gare au Théâtre, évoque les Verts qui, en Île-de-France, seraient en train d’impulser une inflexion de la politique culturelle de la Région en direction des «Lieux intermédiaires» avec, notamment, l’ouverture d’une ligne budgétaire pour participer à hauteur de 50%, voire plus, à des besoins en équipement. « CécileDuflot est venue visiter Gare au Théâtre. Et nous avons fait en sorte de nourrir sa réflexion sans que sa présence ne puisse être instrumentalisée politiquement.» Jean Djemad, cofondateur de la compagnie Black Blanc Beur, s’est, lui, rapproché de Démocratie 2012, un cercle de réflexion mis en place par François Hollande dans le cadre des primaires socialistes à l’élection présidentielle. «Démocratie 2012 regroupe des gens qui ne sont pas tous encartés au PS. Des énarques, des entrepreneurs, des acteurs de la société civile qui veulent peser sur le débat politique. J’ai l’occasion d’intervenir pour rappeler que l’enjeu culturel est fondamental et j’en profite pour défendre les valeurs des NTA. Cela suscite de l’intérêt. Est-ce simplement symbolique ou les prémices d’un engagement profond ? En tout cas, il existe des lieux de confrontation d’idées dans lesquels nous devons nous immiscer.» Et Jean Djemad d’inciter les artistes et les opérateurs culturels à participer aux débats que le Parti socialiste organise durant le Festival d’Avignon 2011. Quant à Philippe Foulquié, bien que proche des valeurs du Front de Gauche, il constate que ce mouvement n’arrive pas à se démarquer et à se positionner sur une ligne de politique culturelle en phase avec les mutations de nos sociétés.
L’aveuglement du personnel politique est d’autant plus paradoxal que, malgré un contexte extrêmement défavorable, les formes d’art démocratique ne cessent de se développer. De plus en plus de démarches, institutionnelles ou non, se positionnent clairement sur des principes de coproduction avec les populations. Mais, si le changement est à l’œuvre sur le terrain, il n’a pas encore trouvé sa traduction dans un programme politique.
Ces espaces-projets peuvent se prévaloir d’actions concrètes permettant de renouer des liens et d’envisager d’autres possibles dans la relation à la ville et à sa construction. Comme le démontre l’exemple de Gare au Théâtre, la plupart de ces démarches sont implantées sur des territoires névralgiques dont elles accompagnent les transformations. «Nous essayons d’ouvrir des passages entre deux projets d’aménagement urbain qui ont tendance à se tourner le dos, explique ainsi Mustapha Aouar. Que se passe-t-il dans les intersections, dans les frontières, dans les limites ? Notre force réside dans une capacité à interroger ces endroits-là.» En effet, Gare au Théâtre est situé sur le territoire de l’opération d’intérêt national (OIN) Orly- Rungis- Seine-Amont. Mais la halle SNCF de l’ancienne ligne Paris-Orléans est également concernée par le projet d’aménagement de la ville d’Ivry. L’espace-projet est donc doublement menacé par la gentrification. Mais, plutôt que de céder à la tentation du repli, Mustapha Aouar s’invite dans les réunions de concertation et dans tous les espaces où le devenir du territoire est mis en débat. «Ces opérations développent des centres d’activité, construisent des logements et des infrastructures, mais pour quel projet de vie?» Comment ignorer cette interpellation? Un quartier ne peut être uniquement pensé en termes de fonctionnalité. Il est vivant et toujours habité. Il génère de l’imaginaire et de l’imprévu. Il a besoin de respiration et de fiction pour s’épanouir. Cette dimension, loin d’être accessoire, fabrique le lien social et garantit la civilité. Reste à convaincre les opérateurs et les décideurs que l’échec des projets urbains tient justement à l’absence de prise en compte de cette donnée sensible. Les aménageurs prétendent pourtant tous vouloir construire des villes désirables. Vont-ils encore longtemps se priver de «l’expertise» de ceux qui, au quotidien, construisent le récit de ces Cités aimables? «Nous avons des arguments à faire valoir, poursuit Mustapha Aouar. Pour l’instant, nous ne sommes présents qu’à titre consultatif. Mais petit à petit, nous pénétrons les instances décisionnelles. Nous jouons le jeu de la ville en devenir.»
Mais les espaces de concertation ne sont pas toujours adaptés, ni suffisamment démocratiques. « Nous sommes absents de la réflexion concernant la métropolisation du Grand Toulouse, constate Geo Martinez. Pourtant, nous sommes concernés par les problématiques de maillage du territoire, de déplacement, de circulation à l’intérieur du territoire. De nouvelles filières émergent, des bouleversements sont en cours… Et dans le meilleur des cas lors des réunions de consultation, nous sommes assignés à l’atelier culture et attractivité des territoires.» Entrer en dialogue avec les instances décisionnelles demande beaucoup de persévérance. Il ne faut pas hésiter à s’emparer de tous les outils démocratiques disponibles pour faire entendre sa voix. Ainsi à Genève, une pétition réclamant de «la place pour la culture» a récolté 18 000 signatures. Cette mobilisation a placé les collectivités territoriales face à leurs responsabilités: les équipements culturels ne peuvent pas survivre sans un minimum de soutien dela part de la puissance publique. Albane Schlechten a participé à ce mouvement. Elle est désormais co-coordinatrice de l’UECA (Union des Espaces Culturels autogérés) à Genève. «Aux élections cantonales de 2009, nous avons rédigé un rapport sur les lieux artistiques qui avaient disparu. Ce document a été intégré à des plans communaux et cantonaux. » La posture est ouvertement politique et elle se construit sur le long terme. « Cette année, poursuit Albane Schlechten, dans le cadre des élections municipales de Genève, nous avons invité les candidats à débattre sur les conditions de fonctionnement de nos équipements. Comment envisagent-ils l’avenir des lieux autogérés ? Nos revendications ne portent pas tant sur des questions budgétaires, car nous savons que, de ce côté-là, nous n’aurons que des miettes. C’est surtout sur l’accès au lieu et sur les coûts de fonctionnement que nous attendons des réponses concrètes.» Le combat politique prend donc des formes très différentes selon les contextes. Mais l’urgence reste la même: imposer l’idée qu’une civilisation prétendant mettre l’humain au centre de son projet ne peut prospérer sans des fondations culturelles partagées.
Reste à inventer les formes de cet appel. Les modes d’interpellation sont aussi variés que les pratiques qui animent ces espaces-projets. Elles convergent à l’endroit d’un processus de poétisation permanent de notre quotidien. Ce programme n’a rien d’utopique, au contraire, il s’ancre très concrètement dans le réel. Mais il nous offre la possibilité de le rendre enfin désirable et donc partageable.
Fred Kahn – Texte rédigé à partir des propos tenus à Mix’Art Myrys à Toulouse le 21 avril 2011 lors de l’atelier de réflexions « Les espaces-projets face aux problématiques de labellisation ».
Quentin Dulieu (Afap) Coordination des Ateliers de réflexions