Quels sont les processus de création et de production spécifiques aux Nouveaux Territoire de l’Art ? Comment ces démarches circulent-elles ? Avec quelle économie ? Peut-on identifier des principes récurrents de socialisation et de territorialisation ?

Les ateliers de réflexion organisés parARTfactories/Autre(s)pARTs prennent toujours appui sur des études de cas, des retours d’expérience et ce afin que la pensée restent articulées à l’action, qu’elle réponde aux réalités et aux contingences de la production artistique. L’atelier proposé par la Compagnie l’Art de Vivre, organisé le 21 juin 2011, au Comptoir de la Victorine, à Marseille, n’a pas dérogé à ce principe. Cette association, implantée au Comptoir de la Victorine, à Marseille, avait choisi comme thématique: «L’Art des Nouveaux Territoires: pour un mouvement artistique et culturel». Elle a tenu à associer à sa réflexion deux autres démarches, celle des Pas Perdus et celle de la Cité Maison de Théâtre. Autant d’approches différentes des pratiques regroupées sous l’intitulé NTA (Nouveaux Territoires de l’Art).

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Résumé

L’Art de Vivre invente des spectacles, des dramaturgies et des mises en scène, mais en cassant complètement tous les dispositifs d’intimidation de la représentation théâtrale. Quand cette compagnie est invitée en résidence dans le Pays Gapençais, elle ne débarque pas avec un savoir et avec la prétention de rendre les gens plus savants. Au contraire l’Art de Vivre revendique une part d’ignorance et même d’idiotie. Pourquoi ? Sans doute pour se libérer du poids des a priori et des conventions sociales, car comme Clément Rosser l’énonce dans son essai le Réel, traité de l’idiotie :«Toute chose, toute personne, sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes».

L’aventure des Pas Perdus relève aussi d’une incroyable capacité à créer les conditions pour que vivre devienne un art à part entière et à plein temps. Ce n’est pas un hasard si cette association partage des locaux avec l’Art de Vivre, au Comptoir La Victorine. Bien plus qu’un rapprochement géographique, les deux structures développent, dans des formes très différentes, des approches esthétiques et politiques communes. Pendant trois ans, Les Pas Perdus ont été en résidence à Bruay-la-Buissière, dans l’un des plus anciens sites d’habitat ouvrier du bassin miner du Nord-Pas-de-Calais. Avec 18 «occasionnels de l’art», ils ont conçu une Promenade du jardin des souhaits bricolés. Au grès de cette déambulation ludique, on croise pas moins de 23 installations in-situ, des sculptures et autres œuvres visuelles et sonores, représentant autant de projections imaginaires et sensibles de cet ancien coron et de son devenir.

A la Cité Maison de Théâtre, Michel André et Florence Lloret explorent la contiguïté entre la fiction et le réel : «De notre point de vue, la représentation du réel, donc de nous-mêmes et de ce que nous vivons, ne peut être laissée aux seuls artistes. Il est essentiel d’associer les populations à l’écriture et à la fabrication des gestes, et de travailler, non pas dans le « one shot », mais dans la permanence». Chaque projet est donc l’occasion de rendre présent sur scène ceux que le philosophe Denis Guénoun nomme «les vivants du dehors». Pour son prochain chantier artistique, le Théâtre de la Cité a passé commande à l’écrivain Patrick Laupin. Le poète a construit son matériau dramaturgique avec des enfants pour la plupart issus de l’immigration. Cet Alphabet des oubliés sera présenté en ouverture de la Biennale des Écritures du Réel dont la première édition aura lieu au printemps 2012.

Les espaces projets de démocratie artistique agissent à l’endroit d’une relation sensible unique et singulière et pourtant universellement partagée.

Avec de telles démarches, la dichotomie entre production et diffusion n’a plus lieu d’être. Comme le précise encore Michel André, la représentation publique n’est plus une fin en soi, mais une étape nécessaire, un moment de cristallisation essentiel, dans un long cheminement artistique. Ces principes de production en prise directe avec le quotidien dédramatisent la relation à l’art. Tous les barrages idéologiques, économiques, culturels et sociaux qui peuvent se dresser entre l’individu et l’acte artistique s’estompent. Comme le précise Fabrice Raffin, les espaces projets de démocratie artistique agissent à l’endroit d’une relation sensible unique et singulière et pourtant universellement partagée.

Cependant, il apparaît évident que ces aventures entrent très difficilement dans les cadres des politiques publiques de la culture. La structuration du paysage artistique n’est vraiment pas adaptée pour accompagner ce type de projet. Pourtant des complicités existent. Elles sont précieuses. Elles n’opèrent pas avec le système, mais avec des individus, qui, au sein des institutions, sont convaincus de la pertinence de ces démarches. Ces espaces-projets pour exister arrivent alors à tordre les cadres, mais, pas encore, à les transformer. De telles démarches n’ont pourtant pas vocation à être à la marge. Ni d’ailleurs au centre puisqu’elles militent pour la polycentralité. Elles participent tout simplement au renouvellement absolument nécessaire de l’action culturelle.

Sortir l’art de son régime d’exception pour le faire entrer de plain-pied dans la vie quotidienne des gens implique une toute autre approche, non seulement des questions de production et de diffusion, mais également du statut professionnel de l’artiste. En fait, interroger ainsi la place de l’art dans la Cité, remet en cause le fonctionnement global de la société. Les espaces-projets de démocratie artistique expérimentent concrètement des modes d’organisation politiques et sociaux moins rigides et moins hiérarchisés, plus hybrides et «rhizomatiques». Ils nous obligent à repenser notre relation au politique et à l’économie. Ils travaillent, contre l’individualisme, à la construction d’une collectivité, d’un «nous» ouvert aux autres. L’échange ne concerne plus uniquement la transaction marchande et financière, car la valeur de l’apport humain s’avère prépondérante.

ARTfactories/Autre(s)pARTs pilote une recherche-action qui, sur trois ans, permettra d’ouvrir un vaste espace de visibilité à ces principes démocratiques. Le dispositif, coproduit par treize espaces-projets de l’aire métropolitaine Marseillaise, associe un travail de réflexion, accompagné par des universitaires, à un acte de production, qui, en avril 2012, sous la forme d’une déambulation artistique, impliquera les populations. La preuve qu’un «tiers espace» innovant est en train d’émerger. Il traverse les différents champs de l’activité humaine sociale,culturelle, urbanistique, économique, scientifique… Avec pour seul mot d’ordre: «mettre l’humain au cœur du dispositif de travail».

Fred Kahn

Textes rédigé à partir des propos tenus à Marseille le 21 juin 2011 lors de l’atelier de réflexions «L’Art des Nouveaux Territoires: pour un mouvement artistique et culturel»

Quentin Dulieu (Af/Ap) Coordination des Ateliers de réflexions


Synthèse

[23 minutes]

Impossible d’interroger les modes et les formes de production à l’œuvre dans les Nouveaux Territoire de l’Art à partir d’une expérience unique. Seule la multiplicité des points de vue peut nous permettre de cerner un mouvement artistique aussi foisonnant. L’Art de Vivre, qui proposait cet atelier de réflexion, a donc décidé de nourrir les débats non pas à partir de sa seule pratique mais en associant deux autres démarches. Il apparaît évident que l’Art de Vivre, les Pas Perdus et la Compagnie de La Cité ne développent pas les mêmes esthétiques. Ils ne travaillent pas avec les mêmes médias et ils explorent des univers et des imaginaires très différents. Mais si les processus de fabrications ne se recoupent pas, les valeurs qui sous-tendent la mise en œuvre sont communes. Elles visent à la désacralisation de l’art.

Art approximatif

Ainsi, quand L’Art de Vivre est accueilli en résidence dans le Pays Gapençais, ce n’est pas pour réaliser une œuvre théâtrale intimidante, mais pour créer avec les populations. Les habitants sont invités à pleinement se laisser aller à exprimer leur imagination et leur fantaisie. Ils racontent des histoires, redécouvrent des recettes de cuisine, chantent des chansons, ou, pourquoi pas, réalisent des tours de magie. Les ateliers décomplexés donnent alors lieu à des formes de création qui le sont tout autant. Cet art-là concerne aussi bien des enfants inventant des contes cruels que les résidents d’une maison de retraite puisant dans leurs souvenirs pour rendre le présent plus intense.

L’Art de Vivre collecte ces matériaux sensibles sous différentes formes. Yves Favrega metteur en scène et le compositeur Pascal Gobin ont notamment conçu La Radio Belle Victorine, un outil de création théâtral et sonore. Composé d’un studio mobile, cet espace à la fois d’enregistrement et scénique, rappelle les radios périphériques et autres radios crochets qui l’été s’installaient sur les plages et places des villes de villégiatures. «Ce dispositif propose une fiction fantaisiste, favorise l’échange, l’inventivité et permet de dépasser les appréhensions liées à la présentation publique du travail ».

L’Art de vivre réalise également des courts-métrages mettant en situation les habitants. Ces derniers tiennent les premiers rôles, alors que les comédiens professionnels jouent les assistants. Les hiérarchies, entre les «savants» et les «ignorants» sont ainsi inversées. La dramaturgie de ces films est, elle-même, sans aucune prétention. A Gap, elle donne lieu à un photo/roman à la fois tendre et drôle où les situations semblent figées pour mieux faire ressortir l’humanité des sujets. Dans le Champsaur a été conçu un film muet en noir et blanc dans la grande tradition du burlesque des débuts du cinéma. Le décalage entre l’œuvre originale (The Cook qui bien-sûr se déroule dans une cuisine) et sa transposition aujourd’hui avec de «vrais gens» relève tout simplement du grand art… Populaire!

Sans en avoir l’air, tout est fait pour libérer l’imaginaire.

Les restitutions publiques sont également construites sur le principe de la convivialité la plus totale, des «Veillées Petit Ordinaire» ou des «Festins de la Belle Victorine» sont autant de prétextes pour présenter ces coproductions dans un cadre où, sans en avoir l’air, tout est fait pour libérer l’imaginaire.

L’ordinaire et la fantaisie

Les Pas Perdus créent également avec des «gens de tous les jours». Ici encore, chacun est incité à laisser libre cours au débordement poétique, à s’autoriser une plongée dans l’inventivité artistique. Adepte de «l’espace entre les choses», ces artistes «proposent aux usagers de la ville de se pencher sur leurs préoccupations ordinaires comme potentiel poétique pour produire ensemble du patrimoine inventé, du développement jouable». Guy André Lagesse, Nicolas Barthélemy et Jérôme Rigaut instaurent ainsi, dans le temps, une relation de complicité vigoureuse et dynamique avec des «occasionnels de l’art». Le dernier projet en date, La Promenade du jardin des souhaits bricolés, a demandé trois années de résidence à Bruay-la-Buissière. Les Pas Perdus ont investi la Cité des Électriciens, un ancien site d’habitations de mineurs. Ce vaste espace était tout d’abord destiné à la démolition, mais la Communauté d’agglomération Artois Comm l’a racheté et travaille désormais à sa réhabilitation. Le projet prévoit notamment un programme culturel autour de l’héritage minier. Les Pas Perdus ont été invités pour «revaloriser» l’image de ce site et impulser le changement d’orientation. Nos artistes-facilitateurs ont ainsi petit à petit réalisé avec 18 personnes, habitant la ville et ses alentours, une vaste œuvre collective, un cheminement poétique qui entre en résonance avec l’environnement et l’Histoire de la cité.

«Mon art, c’est les autres», se plait à répéter Guy-André Lagesse. Son sens de la formule n’a d’égal que sa capacité d’empathie. Le socle du dispositif fictionnel consiste tout d’abord à libérer la parole pour que s’exprime l’audace créatrice de chacun, sans crainte du ridicule et du qu’en dira-t-on. Puis de passer aux actes et de prouver que cette liberté peut prendre forme artistique. La plupart des matériaux utilisés pour la réalisation de ces «souhaits bricolés» ont été récupérés sur place. «La promenade se matérialise en un chemin de palettes agencées de manière changeante et disposées avec délicatesse, comme une haie fleurie bordant un jardin. Elle serpente à travers la Cité des Électriciens, entre dans les maisons par une fenêtre, ressort par une porte, circule d’une maison à l’autre en créant des passages à travers les murs… Une profusion colorée de formes étonnantes, de jaillissement pictural, d’équilibre vertigineux, de construction débordante, de soulèvement poétique, d’assemblage bucolique, de banalité jubilatoire, d’approximation soignée…»

Aucun souhait n’a été écarté a priori et grâce à la médiation des Pas Perdus, chaque désir a pu trouver son espace de réalisation. Témoignage édifiant d’une participante dans la Voix du Nord, le journal local, qui avoue avoir découvert l’art à cette occasion : «Avant on était des gens normaux». Cet aménagement temporaire a permis de réinscrire l’ancien site minier dans le cœur de l’agglomération. Ce lieu a d’ailleurs vocation à devenir un espace de résidence artistique et un élément structurant du patrimoine à la fois matériel et immatériel de la région.

L’inédit du réel

Michel André qui dirige, avec la cinéaste documentaire Florence Lloret, la Cité Maison de Théâtre, ancre aussi sa pratique artistique au plus près du réel. Et ce même si le parcours est tout autre. Né à Mons en Belgique, cet ancien élève de l’École Nationale de Théâtre de Strasbourg, a d’abord découvert l’incandescence des écritures poétiques, notamment celle de Bernard-Marie Koltès. Il n’oubliera jamais la capacité de cette langue à creuser à l’endroit d’une vérité qui autrement ne peut s’exprimer. Mais très vite Michel André «va chercher dans l’inédit du réel à valider la pertinence de son geste de création». En 2004, il pose le premier acte de ce théâtre tourné vers les autres. Le metteur en scène et comédien puise d’abord dans sa propre histoire familiale et avec Florence Lloret propose, Rue des Muguets, un spectacle où il convoque son père et son frère pour reconstruire avec eux le récit d’une vie: la sienne. Plus récemment, il a construit, toujours avec Florence Lloret, un dispositif fictionnel à partir de la parole de cinq adolescents marseillais. Des comédiens professionnels prenaient publiquement en charge cette langue alors que derrière eux, sur un écran, les jeunes nous ramenaient à leurs expériences, à leurs rêves, illusions et désillusions. Dans sa forme même cette œuvre, qui simultanément jouait sur le présent de la représentation et sur le différé du cinéma, donne chair au principe d’altérité. Mais la distanciation ne relève pas uniquement de l’expérience artistique, elle opère très concrètement dans la relation que ces adolescents construisent avec le monde.

Avant, j’étais face à des murs de plus en plus haut. Je ne pouvais pas passer au-dessus. Alors j’ai creusé et je suis passé en dessous

Grâce à ce travail, ces jeunes garçons et filles ont pu prendre du recul par rapport à leur vécu. Le témoignage de l’un deux, Daouda, un adolescent des quartiers Nord, est, à ce titre, édifiant sur le chemin parcouru. « Ce spectacle m’a permis devoir mon monde de l’extérieur et de conquérir ma liberté. J’ai pu me demander pourquoi j’étais enfermé en moi, dans mon noyau… Et je me suis senti comme un électron qui peut voyager grâce à l’imagination. Avant, j’étais face à des murs de plus en plus haut. Je ne pouvais pas passer au-dessus. Alors j’ai creusé et je suis passé en dessous».

Le prochain projet d’envergure de La Cité sera créé en mars 2012, en ouverture de la première édition de la Biennale des Écritures du Réel. La matière dramaturgique proviendra du fruit d’une résidence de l’écrivain Patrick Laupin qui, depuis 2010 s’immerge aux côtés d’enfants pour la plupart issus de mouvements migratoires (Comores, Algérie, Haïti,Pays de l’Est)… Ce poète conçoit l’écriture comme un acte de transmission et de partage. Comment un mouvement d’écriture attrape et entraîne naturellement sur son passage des gens qui a priori sont exclus de tout accès au savoir sensible ? A partir de cet «Alphabet des oubliés», le spectacle, mis en scène par Florence Lloret et joué par Michel André, donnera chair à une langue on ne peu plus vivante.«Sous nos yeux, se nouera le dialogue avec celui qui, attentivement et patiemment, écoute ces enfants, les attend et les accompagne».

Pour que le peuple ne manque plus

A l’opposée des postures de l’excellence, ces aventures revendiquent une modestie qui ne correspond pas à un manque d’ambition, mais à la volonté d’être populaire, c’est-à-dire en phase avec les pratiques et les préoccupations quotidiennes des gens. L’Art de Vivre défend ainsi une «éloge de l’art petit»en ces termes: «Beaucoup pensent que l’art doit infiltrer la vie. Nous œuvrons pour que la vie infiltre l’art». Tout dispositif poétique vivant agit par contamination, ici et maintenant. Comme le fait remarquer Colette Tron, d’Alphabetville, il est par définition contextualisé et non reproductible, à l’inverse des produits de l’industrie culturelle. Là où les espaces-projets touchent les gens un par un, la culture de masse cherche à atteindre des masses indistinctes. A l’exacte opposée du «tout-monde» défendu par Edouard Glissant, le grand penseur de la créolisation des langues. Alors «l’assistance» ne représente plus une entité floue et indéterminée que l’on rêve de conquérir, une abstraction invoquée à défaut d’individus impliqués. Le sociologue Jean-Stéphane Borja souligne judicieusement que le public est toujours potentiellement absent, manquant. Que toute démarche en faisant du lien avec certains provoque forcément l’éviction d’autres. En fait, seule la communauté qui se constitue et se réunit autour d’une œuvre fait exister cette dernière. «Sans le regard que l’on porte sur l’objet artistique, il n’a pas de raison d’être», rappelle Philippe Foulquié, l’ancien directeur de la Friche La Belle de Mai à Marseille.

Tout dispositif poétique vivant agit par contamination, ici et maintenant.

La relation est donc qualitative avant d’être quantitative. Certaines initiatives relèvent même ouvertement du micro-projet. Ainsi Brouettes et compagnie’s, regroupe des citoyens du quartier de la Belle de Mai, à Marseille. Ils se sont fédérés de manière très informelle pour proposer des actions culturelles dans un périmètre où le déficit de bibliothèques et d’espaces verts est criant. L’imbrication avec la création artistique opère alors par contamination, quand par exemple les Brouettes s’inscrivent dans le dispositif radiophonique spectaculaire de l’Art de Vivre et ce autour d’une thématique on ne peut plus populaire: les recettes de cuisines. La proposition est ensuite présentée dans le quartier, dans un rapport de proximité immédiat, de voisinage à la fois géographique et intellectuel qui rend encore plus flagrant la transformation sensible du territoire investi.

En se territorialisant aussi fortement, les démarches tissent des liens avec de multiples relais (éducatifs, sociaux, économiques, citoyens)… Cet environnement participe de ce que la sociologue Sophie Deshayes nomme le hors champs des projets artistiques. «Ce serait aberrant pour nous d’arriver dans un endroit et de faire abstraction de tous ceux qui travaillent au quotidien sur ce territoire», affirme d’ailleurs Emmanuelle Gourvitch, de l’Art de Vivre. «De par leur nature réflexive et subjective, ces expériences témoignent en leur sein de tous les mécanismes qui relèvent du hors champ artistique», enchérit Julie Kretzchemar, directrice artistique des Bancs Publics (Marseille). «Avoir un lieu ouvre également des possibilités pour développer du lien avec les autres opérateurs, ajoute alors Dorine Julien, des Pas Perdus. Il est évident que sans le Comptoir de la Victorine nous ne pourrions pas nous inscrire aussi fortement dans le quartier».

Les effets politiques, sociaux et urbains sont donc indéniables, pour autant, ils ne sont pas une finalité en soi. Yves Fravega préfère parler de «dommages collatéraux possibles». Et d’ajouter: «La rencontre n’intervient pas à l’endroit d’une souffrance sociale, mais sur l’utopie de construire un monde meilleur». Et ne lui faites pas remarquer que l’aspiration au bonheur peut paraître naïve, car Yves Fravega revendique justement «cette part d’ignorance et de stupidité qui n’empêche pas la fureur». Guy-André Lagesse évoquera plutôt une «exagération du bonheur» qui ne se cache pas derrière des formes glorieuses, mais s’affirme au contraire «à travers des futilités superficielles». Et d’insister: «Les gens fabriquent le monde avec très peu de choses. De toute façon, nous n’avons qu’une seule arme artistique: l’exagération». A chacun son moteur. Dominique Chrétien, du Bout du Plongeoir (Thorigné-Fouillard), préfère, lui, agiter la question de l’altérité. La forme de l’objet esthétique permettant de provoquer ce rendez-vous avec l’Autre importe finalement assez peu. «Une œuvre présentée sur un plateau dans un rapport frontal m’intéresse aussi. Je ne m’inscris pas dans un rapport d’opposition vis-à-vis des formes de représentation classique. Par contre, il importe de ne pas imposer de hiérarchie entre ces différentes formes». Henri Devier, la Gare Mondiale, (Bergerac), nous invite alors à assumer une hétérogénéité qui concerne autant la forme artistique que les modes de socialisation qui vont permettre à l’œuvre de rencontrer une population. L’espace-projet doit être envisagé comme une structure vivante et dynamique, traversée par des gens, eux aussi bien vivants et toujours en action.

Produire autrement

Cependant, il apparaît évident que ces modes de production qui refusent de reproduire les modèles dominants, préférant au contraire travailler à leur transformation, entrent très difficilement dans les cadres des politiques publiques de la culture. La structuration du paysage artistique n’est vraiment pas adaptée pour accompagner ce type de projet. Ainsi quand la compagnie Sîn recrée un camp de réfugiés palestiniens sur une place de village, sa proposition artistique dure 29 heures. Et elle développe une communication s’appuyant essentiellement sur la rumeur. Le projet éclate complètement les cadres de diffusion traditionnels. Le public n’est plus convoqué pour un spectacle, mais invité à partager des moments sensibles et conviviaux avec les artistes. La démarche est soutenue par La Diagonale (réseau Languedoc-Roussillon pour la création artistique dans l’espace public) et par la Scène Nationale d’Alès.«Mais comment convoquer les abonnés d’un théâtre, interroge Émilien Urbach, quand il n’y a pas de début et pas de fin de représentation? Quand la proposition se construit avec la population, avec l’énergie de la ville?». Il faut alors négocier avec les impératifs des coproducteurs. Mais en aucun cas les concessions ne doivent altérer l’intégrité artistique du projet.

On peut légitimement s’étonner des millions d’euros dépensés par les institutions théâtrales dans les relations publiques à seules fins de «préserver l’artiste du public»

L’inscription sur le territoire est aussi une inscription dans la durée. Pour Émilien Urbach, il importe de ménager différents rapports au temps: «La rencontre et le travail collectif peuvent cohabiter avec des moments d’écriture beaucoup plus intimes. De même les temps de visibilités publics peuvent prendre différentes formes. Les relais et les interlocuteurs changeront selon les dispositifs mis en œuvre. Il est impossible de proposer un processus homogène et d’apporter une réponse globale». Les structures qui accompagnent ce type d’initiative doivent donc être en capacité de proposer des cadres très souples et évolutifs. «Nous sommes invités pour un projet et nous développons, en fonction du contexte, des initiatives complémentaires qui vont renforcer notre présence sur le territoire», précise Jacques Boyer de la compagnie Ici Même (Grenoble). Ce collectif d’artistes propose tout un panel d’interventions dont certaines, peu couteuses, ne nécessitent pas d’autre médiation que celles des artistes. Il apparaît évident que le coproducteur ne doit pas être obnubilé par le remplissage de sa salle. Ici Même, grâce, au Théâtre du Merlan, s’inscrit dans une «démarche souterraine» sur les quartiers Nord de Marseille. Ce travail n’émergera publiquement qu’en 2012.

Mais, in fine, la dimension artistique reste le point d’ancrage de la démarche. Jean-Louis Sackur, Président de l’Art de Vivre, évoque un «artiste auto-médiateur», sachant présenter la création collective tout en gommant les mots qui risquent d’inhiber le potentiel créatif des gens. «Les relais sont importants, mais c’est l’artiste qui va déplacer les individus et les amener à se mettre en mouvement». Et de s’étonner à juste titre des millions d’euros dépensés par les institutions théâtrales dans les relations publiques à seules fins de «préserver l’artiste du public». A contrario, les déambulations poétiques d’Ici Même Grenoble, sont, en soi, des outils de médiation sensible. Ici la relation se construit par l’action, en marchant avec les artistes et en partageant leur regard sur la ville. «Plutôt que d’expliquer longuement notre démarche, le mieux c’est encore de l’éprouver», remarque judicieusement Jacques Boyer.

La puissance esthétique ne résiderait pas tant dans l’objet produit que dans la qualité de la relation sensible que cet objet, ou cet acte, va générer. L’œuvre advient alors grâce à ce «travail de personne à personne». Cette dimension humaine transforme aussi, au moment de la représentation, la relation au public qui pourra alors plus facilement se projeter et se reconnaître dans l’œuvre. Comme le souligne Michel André, la contiguïté entre la fiction et le réel, la présence sur scène de ceux que le philosophe Denis Guénoun nomme «les vivants du dehors», modifient forcément le regard du spect-acteur et donc sa place vis-à-vis du dispositif fictionnel. La participation se joue aussi à cet endroit-là.

La production est alors envisagée comme une démarche globale qui va permettre de «socialiser une demande artistique», selon les propos de Philippe Foulquié. Cette pratique ne doit pas relever d’un régime d’exception, de discrimination, fusse-t-elle positive, mais bien du droit commun. Si cette approche rend les modèles sclérosants donc inopérants, elle s’appuie néanmoins sur des principes qui ont prouvé leur opérationnalité. Et Philippe Foulquié d’évoquer la généalogie de l’éducation populaire. Un héritage qui, comme l’écrit René Char n’est précédé d’aucun testament.

Une économie généreuse

Quoi qu’il en soit, ces initiatives ne peuvent absolument pas s’abstraire des contingences financières. Comme le rappelle Jean-Louis Sackur, cette dimension économique participe grandement à définir ce qui est possible ou non en terme d’action e tde relation avec les populations. «Nous sommes constamment obligés de nous disperser pour faire vivre notre structure, martèle alors Yves Favrega. Nous sommes «permittents», polyvalents, nous cumulons les fonctions. Et le temps consacré à la production artistique ne cesse de se réduire à cause des contingences administratives et économiques».

L’engagement artistique correspond bien à un choix de vie. Pourtant, le système vient constamment contrecarrer le développement de ces aventures. Ainsi, le régime de l’intermittence ne favorise pas la permanence et l’inscription dans la durée. «Pour faire leurs heures, les intermittents accumulent les projets et il devient de plus en plus difficile de s’implanter durablement sur un territoire en mobilisant des équipes sur des actions culturelles. A cause de l’intermittence la communauté artistique s’étiole et les gens se transforment en prestataires de service». Ce modèle fonctionne peu ou prou quand on monte un spectacle en répétant deux mois pour une simple série de représentations. Mais, il est inopérant pour construire des projets d’implantation durable avec les populations. Les équipes sont obligées de détourner le système de l’intermittence pour construire par défaut une forme de «permittence» qui n’est pas sans générer de grandes ambiguïtés quant à la reconnaissance sociale des métiers artistiques.

Il ne s’agit pas d’occulter la question des financements, mais de rappeler que ce n’est jamais l’argent qui détermine la nécessité artistique. «Nous produisons d’abord un projet qui fait sens et ensuite,nous cherchons les moyens de le financer, affirme Michel André. Les démarches ne sont jamais opportunistes. Certes, le cadre est contraignant, mais nous devons faire avec. On sent bien les poussées sur l’événementiel. Comment négocier, ou non, avec ce contexte? A-t-on les possibilités de le modifier?». Les démarches cherchent alors à chaque fois à inventer le mode de production le mieux adapté au projet. Une même équipe investit souvent des champs artistiques, politiques, économiques, urbains et sociaux très différents.

Comme nous avons pu le voir plus haut, la Compagnie Sîn s’engage depuis dix ans sur des projets de création en Palestine et bénéficie dans ce cadre très particulier d’un soutien politique de la Région Paca. « Il s’agit d’un acte militant d’un élu, explique Émilien Urbach. A partir de cet appui, nous avons pu solliciter d’autres financements du consulat, de Cultures France, du Conseil Général et d’opérateurs qui nous ont suivi sur cette aventure ». La Compagnie Sîn intervient également sur le quartier du Petit Bard à Montpellier, mais en activant d’autres leviers de financement. «Nous avons d’abord été financés dans le cadre du dispositif Espoirs banlieues. Puis les autres acteurs institutionnels se sont agrégés au projet. Mais nous émargeons très rarement sur des financements de droit commun dédiés à la création artistique», ajoute encore Émilien Urbach.

Ici aussi le «modèle français» a besoin d’être régénéré. « Pour inventer des économies qui ne soient ni libérales ni institutionnelles, il est indispensable de regarder comment fonctionnent les autres artistes, ailleurs, en Europe et dans le monde, estime Christophe Piret, 232U-Théâtre de Chambre (Aulnoye-Aymeries). Comment résistent les petites compagnies en Russie ou au Japon? Et avec quelle économie les faire venir chez nous? Inventer une économie ce n’est pas seulement trouver d’autres sources de financement. La démarche est beaucoup plus globale». En effet, ces réflexions ne peuvent être déconnectées des débats politiques plus généraux sur le fonctionnement de nos démocraties. Philippe Foulquié, nous invite à dépasser l’approche duale entre un cadre institutionnel et un hors-cadre qui serait forcément à la marge pour envisager plus largement une économie relevant de l’ensemble de la société civile. Jean-Marc Nguyen évoque lui aussi une économie hybride, dont la portée dépasse largement le simple échange financier. Produire ne consiste pas uniquement à réunir des moyens économiques. La valeur de l’apport humain, mais aussi technique et logistique, apparaît tout aussi essentielle. L’échange se situe donc à différents niveaux. Si les «rapports verticaux» avec les politiques institutionnelles s’inscrivent dans des cadres qui sont difficilement déplaçables, il existe des«relations horizontales» qui relèvent, elles, du processus de socialisation de l’œuvre. Chaque rencontre peut alors faire apparaître des opportunités et soulever des enjeux plus symboliques de reconnaissance et de légitimité. «La transaction n’est pas qu’économique. On est aussi ensemble et on construit quelque chose en essayant de dégager des points d’accord, des points communs. Les débordements, les ratages, les échecs, ne sont pas que des obstacles, ils ouvrent aussi des pistes de production inédites».

Reste alors à trouver les modalités pour que ces accords, par définition instables, puissent ensuite être généralisables.

Quelles relations aux institutions?

Comment continuer à développer des projets en sortant de la précarité, mais sans créer de nouvelles normes qui forcément fabriqueraient en retour de nouvelles exclusions? Il n’y a pas a priori d’impossibilité à engager des partenariats avec l’ensemble des dispositifs de financement existant.Comme le rappelle encore Dominique Chrétien, «l’essentiel c’est que notre interlocuteur partage le même questionnement». Notamment sur le sens de la production et ce qu’elle produit comme richesse. Le Bout du Plongeoir a ainsi ouvert un atelier de réflexion, «un club richesse» afin de définir et révéler les richesses non marchandes de tels projets. Les espaces projets arrivent donc parfois à gagner la confiance des responsables de la gouvernance des territoires. Les résidences de l’Art de Vivre à Gap,dans le Champsaur, à Veynes et dans les communes de l’Avance, interviennent dans le cadre d’une étroite collaboration avec le Pays Gapençais.

«C’est un long cheminement, détaille Yves Favrega. Parfois un chargé de mission vient voir notre travail, puis nous met en relation avec le territoire sur lequel ilt ravaille. Pour le projet sur le Pays Gapençais, nous avons également pu lever des financements Feder (Fonds Européen de Développement Régional)». Dorine Julien souligne également que l’aventure des Pas Perdus à Bruay-La-Buissière n’aurait pas été possible sans l’engagement de la Communauté d’agglomération Artois Comm. Pour Dorine Julien, ce déplacement de la relation entre l’équipe artiste et les producteurs consiste à construire un échange à l’intérieur duquel on peut remettre en question la circulation et la répartition des pouvoirs. « Certains producteurs et responsables d’administrations publiques s’interrogent véritablement sur le développement culturel de leur territoire. L’artiste a alors la responsabilité de se saisir de ces opportunités pour expérimenter des formes de démocratie artistique».

«Les scènes nationales ont couru derrière toutes les grandes révolutions esthétiques du XXe siècle: le rap, la danse contemporaine, la marionnette, les écritures du réel… Toutes ces formes sont nées ailleurs que dans l’institution théâtrale»

Mais, dans certaines situations, revendiquer un trop fort lien avec le pouvoir politique peut ôter de la crédibilité vis-à-vis des acteurs de terrains. «Si tu débarques dans une association de quartier en étant identifié comme lié à la mairie, il y a de grande chance que les portes se ferment, estime Émilien Urbach». Le projet relevant d’abord de l’intérêt commun, il est légitime et même nécessaire d’affirmer son indépendance vis-à-vis des financements publics. La Compagnie Sin, mène ainsi, en «électron libre», un projet de résidence à long terme au Petit Bard (une copropriété de plus de 800 logements à l’ouest de Montpellier. Émilien Urbach et ses complices conduisent cette démarche avec leur propre outil, un chap’au théâtre. Ils disposent ainsi d’un «espace nomade, mais de convivialité permanente, dédié aux écritures contemporaines». Ce chap’au théâtre «qui peut se poser n’importe où» permet d’entremêler la création artistiques et la prise de parole citoyenne. Le travail produit dans les espaces-projets de démocratie artistique se retrouve trop souvent dévalorisé par rapport aux productions labellisées par l’État. «En cherchant une reconnaissance institutionnelle nous participons à la construction d’outil d’évaluation qui sont contre-productifs pour nos projets, estime Yves Fravega. Pour l’instant nous avons essentiellement le label «d’alternative courageuse» et nous sommes formidables parce que nous fonctionnons avec pratiquement rien. Nous ne sommes pas niés par l’institution, on nous accorde une place, mais à côté et à bas prix». De toute façon, Philippe Foulquié ne pense pas que les institutions culturelles soient outillées pour repérer et accompagner les émergences artistiques. «Les scènes nationales ont couru derrière toutes les grandes révolutions esthétiques du XXe siècle: le rap, la danse contemporaine, la marionnette, les écritures du réel… Toutes ces formes sont nées ailleurs que dans l’institution théâtrale». A cet endroit-là en tout cas, le modèle institutionnel apparaît bien inopérant. Comme le fait remarquer Éric Chevance, le délégué général d’ARTfactories/Autre(s)pARTs : «Pourquoi courir derrière un système qui est de toute façon à bout de souffle?».

«Il faut entrer dans un certain nombre d’habitudes, d’habiter, afin de penser de ce qui se construit dans le mouvement même de son habitation» (Gilles Deleuze et Felix Guattari).

De toute évidence, les structures politiques et idéologiques dominantes sont sclérosantes. Elles créent des frontières, là où ces espaces-projets fabriquent de la porosité et de l’hybridation. Il convient donc comme le rappelle Jean-Marc Nguyen «de transformer complètement nos modes de pensées et de rendre visible ces transformations». Il s’agit de rendre le monde accueillant et hospitalier. Et pour ce faire, il faut des lieux à habiter. Comme l’écrivent Deleuze et Guattari: «Il faut entrer dans un certain nombre d’habitudes, d’habiter, afin de penser de ce qui se construit dans le mouvement même de son habitation». Or, une trop grande précarité, nous oblige à ne faire que passer.

Contourner les cadres ou les transformer ?

Bien qu’elles ne soient pas reconnues à leur juste valeur par l’institution, ces aventures existent. Elles arrivent donc à contourner les cadres mis en place par la puissance publique. Mais pas à les transformer. «Nos espace-projets tordent constamment les cadres institutionnels, insiste Émilien Urbach. Mais, on pourrait s’attendre à ce que toute cette énergie déployée génère un déplacement des politiques culturelles. Or, il n’en est rien. Individuellement nous trouvons les moyens de développer nos projets. Mais comment collectivement participer à la transformation du système?».

Ces problématiques ne concernent pas uniquement, loin s’en faut, le seul secteur artistique. « Chaque champ d’activité est confronté aux mêmes impasses», insiste Sophie Deshayes. Il convient alors «de sortir de l’entre soi pour proposer collectivement d’autres modes de gouvernance». La sociologue nous exhorte «à réaffirmer le parti pris de l’alliance contre les stratégies qui ne visent qu’à construire de la concurrence. C’est à ce prix que l’engagement peut devenir une force politique de transformation sociale». Christophe Piret s’interroge lui aussi sur le sens collectif de ces initiatives, sur leur capacité à formuler un «nous». «Ne pas construire une démarche corporatiste, mettre les «je» à la périphérie pour placer le «nous» au cœur de la démarche».

L’acte artistique n’a-t-il pas justement pour fonction de souligner le caractère aléatoire et contraignant des cadres qu’ils soient intellectuels, économiques, administratifs ou législatifs? La pensée sensible relève justement d’une forme de connaissance non rationnelle qui déborde notre intelligence. «Quand on crée, on est mu par une nécessité qui se moque des cadres, martèle Christophe Piret. On fait son chemin en marchant. On invente, on est en réaction, on crée son exigence. Et c’est a postéori, quand on a parcouru un bout de chemin que l’on peut commencer à poser un regard sur sa pratique et la meilleure manière de la développer». Il est donc parfaitement légitime de contester des cadres étouffants parce que contraires à l’intérêt général. Ce refus correspond à ce que Henri Devier appelle «un acte de démocratie permettant l’affirmation d’un dissensus vis à vis d’une place que l’on nous a assigné et qui ne nous convient pas». En somme, les cadres ne sont acceptables que s’ils sont négociés et co-construits. Claude Renard milite ainsi pour «une nouvelle approche des évaluations. La coproduction de l’évaluation pour éviter que les projets ne soient dévalués». L’ancienne Chargée de Mission NTA à l’Institut des Villes rappelle qu’une réelle prise en compte des NTA ne consiste pas simplement à soutenir des expérimentations artistiques, mais, beaucoup plus profondément, à expérimenter une nouvelle politique publique de la culture. «Le bilan est loin d’être négatif, même si l’élan a été freiné par un désengagement de plus en plus radical de l’État». Dominique Chrétien identifie cependant un changement significatif dans l’approche des politiques culturelles. « Jusqu’à présent le système étatique de production a servi de modèle aux collectivités territoriales. Désormais, elles développent leur propre stratégie d’action. En tout cas, il est évident que les marges de manœuvre ne viendront pas de l’État, mais des institutions locales, notamment dans le cadre de la montée en puissance des intercommunalités».

Un mouvement artistique avant tout humain

L’absence de reconnaissance de ces espaces-projets sous-entend une injustice. Mais encore faut-il que la conscience de ce déni de justice soit largement partagée. La situation est pour le moins paradoxale. Les discours politiques reprennent de plus en plus souvent les terminologies inventées par les NTA, mais ces paroles sont trop peu suivies d’actes. De même, les institutions culturelles développent à tout va des projets «participatifs» sans toujours impliquer véritablement les populations. Les principes sont bien là, mais fortement dilués. «Désormais, des scènes nationales et des Centres dramatiques nationaux prétendent réaliser le travail que nous initions avec les populations, souligne Michel André. Qu’est ce que les membres ARTfactories/Autre(s)pARTs construisent de singulier par rapport à ces démarches institutionnelles ? N’avons nous pas la responsabilité de renommer nos pratiques? ». La recherche-action pilotée par ARTfactories/Autre(s)pARTs de 2010 à 2013 sur le territoire de Marseille-Provence s’engage à essayer de répondre à cette interrogation. Le dispositif coproduit par 13 espaces-projets de l’aire métropolitaine Marseillaise associe un travail de réflexion, accompagné par des universitaires, à un acte de production artistique qui, sous la forme d’une déambulation artistique impliquera les populations. «Ce moment de visibilité, analyse Éric Chevance, sera l’occasion d’accéder à une reconnaissance publique. Il nous permettra de nous positionner en tant que mouvement artistique». Un élan fédérateur avec tous ceux qui dans l’art comme dans tous les  autres secteurs d’activité entendent «mettre l’humain au cœur du dispositif de travail».

Fred Kahn
Texte rédigé à partir des propos tenus à Marseille le 21 juin 2011 lors de l’atelier de réflexions «L’Art des Nouveaux Territoires: pour un mouvement artistique et culturel »

Quentin Dulieu (Af/Ap) Coordination des Ateliers de réflexions

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