L’équipe des Pas Perdus a investi la Cité des Electriciens, à Bruay-La-Buissière, l’un des plus anciens sites d’habitat ouvrier du bassin minier du Nord-Pas de Calais, avec une aventure poétique et participative de grande envergure. Cette démarche,qui a duré près de quatre ans, est le fruit d’une collaboration exemplaire avec la Ville et la communauté d’agglomération du territoire. L’occasion de s’interroger sur les conditions optimales d’implication des organismes «commanditaires» dans les projets artistiques créés in situ, en relation étroite avec des habitants, des usagers, des personnes de tous les jours…
Cet atelier de réflexion s’est déroulé à Bruay-La-Buissière, le 16 septembre 2011.
Les débats ont réuni: Jean-Paul Korbas (directeur des affaires culturelles de la ville de Bruay-la-Buissière), Philippe Massardier (directeur du service culturel Artois Comm. – communauté d’agglomération de l’Artois), Vincent Dusmenil et Benoît Ménéboo (Lachambre d’eau-Le Favril), Céline Patarca (CieGénéral de l’imaginaire-Lille), Fazette Bordage, Anne Giraud, Jean-Marc Adolphe (Revue Mouvement), Jean Djemad (Black Blanc Beur-Trappes), Joël Lécussan (Mix’Art Myrys-Toulouse), Magalie Battaglia et Olivier Fauquembergue (232U-Théâtre de Chambre-Aulnoy-Aymeries), Emilie Da Lage (Cie ViesàVies-Arras), Mustapha Aouar et Elodie Salatko (Gare au Théâtre-Vitry-Sur Seine), Emmanuelle Gourvitch, Jean-Louis Sackur, Yves Fravega (Comptoir de la Victorine/L’Art de vivre-Marseille), Philippe Henry (Chercheur-Paris), Guy-André Lagesse, Dorine Julien et Catherine Charlety (Comptoir de la Victorine/Les Pas perdus-Marseille), Chantal Lamarre (Culture-Commune-Loos-en-Gohelle), Frédéric Kahn (rédacteur/coordinateur du projet d’étude-action-Marseille), Bahija Kibou et Quentin Dulieu (Af/Ap).
Synthèse courte
Les Pas Perdus œuvrent pour rendre le quotidien extraordinaire. A Bruay-La-Buissière, cette équipe artistique a pu travailler durablement à une telle transformation poétique du réel. Pourtant l’opération n’avait rien de magique. Elle reposait sur une qualité de relation tissée avec les coproducteurs, en l’occurrence des collectivités territoriales. La commande passée à ces artistes s’inscrivait dans une démarche ambitieuse d’aménagement urbain consistant à revaloriser la Cité des électriciens, un site symbolique de l’histoire de la commune, mais tombé en déshérence. La réappropriation de cet ancien parc d’habitat ouvrier relève d’un long processus qui dépasse la seule intervention artistique des Pas Perdus. Le devenir du site était (et est encore) en cours d’élaboration. Ce projet fut donc une étape, provisoire mais nécessaire et relativement à moindre coût. Mais une présence passagère peut devenir essentielle et marquer durablement les esprits. Car, en art, l’indétermination n’est pas un handicap, mais un état de fait, un principe d’existence, qu’il convient d’apprivoiser.
Pour les commanditaires, il était inenvisageable de réinscrire la Cité des électriciens dans le jeu urbain sans impliquer les principaux intéressés, à savoir les habitants. La dimension participative était donc un élément primordial dans cette commande. Les Pas Perdus ont, comme à leur habitude, travaillé avec des «occasionnels de l’art». Ils ont ainsi réalisé une vaste œuvre collective, un cheminement poétique, à l’intérieur du site minier, mais ouvert sur l’ensemble du territoire.
La réalisation d’un tel chantier relève donc d’abord d’une volonté politique. Mais une fois la décision actée, il faut la mettre en œuvre. Et ce type d’opération nécessite des conditions de production très particulières. C’est ici qu’interviennent les services culturels. Ils ont vocation à être le bras opérationnel du pouvoir politique. Bien plus que de simples exécutants, ils proposent, conseillent, inspirent, impulsent, ou au contraire, freinent et découragent les élus. Habituellement, les directions de la culture ont trop tendance à s’abriter derrière les contraintes économiques juridiques et administratives, derrière des cadres tellement rigides qu’ils en deviennent complètement inadaptés. Alors même que les discours politiques prétendent initier des actions en faveur de la démocratie artistique et culturelle, très concrètement, les dispositifs et les modes d’accompagnement institutionnels rendent souvent impossible cette relation d’égalité entre l’art et le peuple.Heureusement, certaines collectivités adoptent d’autres modes de fonctionnement. Ainsi, sur le territoire intercommunal Artois Comm., qui rassemble Bruay-La-Buissière, Béthune et 57 autres communes du Nord-Pas-de-Calais, l’approche est beaucoup plus audacieuse. Depuis plusieurs années s’expérimente, ici et à l’échelle de la communauté d’agglomération, une politique culturelle qui semble véritablement innovante.
L’aventure engagée avec les Pas Perdus participe bien d’une volonté d’unification de redynamisation et de rayonnement du territoire. La synergie entre la Ville et la communauté d’agglomération, la complémentarité évidente entre les deux niveaux d’intervention, ont certainement été des facteurs déterminants dans la réussite de cette aventure. De toute évidence, la complicité entre Philippe Massardier (directeur du service culturel Artois Comm. – communauté d’agglomération de l’Artois) et Jean-Paul Korbas (son homologue aux affaires culturelles de Bruay-la-Buissière) symbolise cet esprit de coopération qui permet non seulement de dégager des moyens autant financiers qu’administratifs, techniques et humains, mais également et surtout de développer le projet à l’échelle d’un territoire élargi.
Car, bien au-delà des moyens déployés, la pertinence de la production consiste à préserver un équilibre en veillant à ne déroger ni à l’intérêt collectif ni à l’exigence artistique. Or, la singularité de l’art apparaît, trop souvent et à tort, antinomique avec la fonction politique qui, en démocratie, consiste à fabriquer un espace commun.
Les Pas Perdus travaillent justement à sortir l’art de son régime singulier. Comment ? En le banalisant sans l’édulcorer. En réconciliant «les secousses des audaces artistiques populaires et les aventures singulières de l’art de référence dit savant». Guy-André Lagesse et ses complices, Nicolas Barthélémy et Jérôme Rigaut, créent à partir du peu, du quotidien et de la fantaisie inscrite en chacun de nous. Le sens esthétique converge alors avec la visée politique pour construire, au cœur de la Cité, des espaces où le vivre ensemble devient désirable.
Fred Kahn
Textes rédigé à partir des propos tenus à Bruay-la-Buissière le 16 septembre 2011 lors de l’atelier de réflexions «Dans les secousses de la créativité Quand les commanditaires, développeurs culturels et artistes se mettent à marcher ensemble»
Quentin Dulieu (Af/Ap) Coordination des Ateliers de réflexions
Synthèse longue
Les Pas Perdus ont donc investi La Cité des électriciens, à Bruay-La-Buissière. Dans cet ancien site d’habitat ouvrier du bassin miner du Nord-Pas-de-Calais, ils ont réalisé avec 18 «occasionnels de l’art», habitant la ville et ses alentours, une vaste œuvre collective irraisonnable. Ce lieu désaffecté s’est ainsi métamorphosé en un Jardin des souhaits bricolés. Le cheminement poétique, même s’il était en libre accès et ouvert à tous, n’avait rien de «gratuit» ni d’inutile. Tout en participant d’une vision de la politique culturelle, il s’inscrivait dans un processus de requalification urbaine.
Située à l’entrée du cœur de la ville, la Cité des électriciens a longtemps hébergé les ouvriers de la mine de Bruay. Devenu un lieu délaissé, cet ensemble de petites maisons individuelles a alors symbolisé le vide laissé par la fin de l’exploitation minière. Car, depuis le XIXe siècle, tout l’aménagement et l’organisation de la ville avaient été pensés pour répondre à cette activité. Une fois cette dernière disparue, quels usages, quelles fonctions développer pour redynamiser l’espace public? Dès 1970, la municipalité a entrepris la transformation de la morphologie urbaine pour entériner le plus vite possible, sans la nier, la fin de l’époque minière. En1987, grâce à l’association entre les communes de Bruay-en-Artois et de La Buissière, la superficie de la ville a augmenté sensiblement. En trente ans, 7 000 logements ont été rasés et la physionomie de Bruay-La-Buissière a été complètement transformée.
La réhabilitation de la Cité des Electriciens s’inscrit dans la continuité de cette mutation urbaine. Elle participe d’une volonté d’unification du territoire dans un double mouvement de réappropriation de la mémoire ouvrière et de projection dans la ville de demain. Cette réflexion relève d’une approche territoriale élargie. En effet, Bruay-La-Buissière est intégrée à une communauté d’agglomération de 59 communes. Trente six d’entre elles comptent mois de 3 000 habitants. L’ancien bassin minier cohabite donc avec un environnement rural très présent. Et sa géographie composite emprunte aussi aux paysages de la Flandre.
La complémentarité entre Bruay-La-Buissière et la communauté d’agglomération semble effective. Dans le champ culturel, elle apparaît même exemplaire. Ce n’est sans doute pas un hasard si entre Jean-Paul Korbas, le directeur des affaires culturelles de Bruay-La-Buissière et Philippe Massardier, son homologue à la communauté d’agglomération, existe une vraie complicité. Tous deux sont issus de l’éducation populaire. Tous deux se connaissent depuis longtemps et partagent la même vision de leur métier. Et ils ont tous deux la chance d’évoluer aux seins de collectivités qui prennent la culture très au sérieux.
Une ville de culture
«Bruay-La-Buissière a très tôt développé une politique culturelle, explique Jean-Paul Korbas. Ce fut la première ville de l’ex-bassin minier du Pas-de-Calais à se doter d’une médiathèque aux normes du Ministère de la Culture. Et très tôt la salle des fêtes de la ville a été transformée en espace culturel». Depuis, la commune amis en place un service culturel opérationnel et un ancien temple protestant a été transformé pour devenir la deuxième scène culturelle et artistique de la ville.
«Bruay-La-Buissière abrite aussi un cinéma art et essai,un conservatoire de 1 000 élèves, le plus important du département. Sans oublier la présence de nombreuses associations et sociétés musicales». La dimension esthétique est aussi présente dans l’approche architecturale. «Nous avons travaillé sur la réappropriation du patrimoine par les habitants en revalorisant l’Eglise du XIIe siècle, les vitraux de l’hôtel de Ville, le donjon du château… Mais aussi la piscine, dans le style art déco, et le parc construits entre les deux guerres». Quant au travail de résidence artistique à proprement parler, il a débuté en 2003 avec Bruno Lajara et sa compagnie VIES À VIES. Celui-ci mènera plusieurs projets en se nourrissant profondément de l’histoire ouvrière du territoire.
La rénovation de la Cité des Électriciens va donc profiter de cette dynamique artistique. «Initialement, ce site avait vocation à être détruit, poursuit Jean-Paul Korbas. Mais le maire a exprimé la volonté de le réhabiliter. La présence artistique nous est apparue comme le seul moyen de préserver cet espace. Les autres approches étaient trop lourdes à mettre en œuvre». Aujourd’hui encore, la vocation finale du lieu n’est pas fixée. Une étude financée par l’Etat et la Région est en cours de réalisation. La Cité des Electriciens aura sans doute une double vocation de logement et d’équipement public culturel et touristique. Mais de tels projets sont longs à réaliser. Alors pourquoi ne pas inviter, entre-temps, des artistes à s’insinuer à l’intérieur de ces espaces pour commencer le travail de réanimation ?
Le développement culturel relevant de la compétence de la communauté d’agglomération, le projet de résidence a tout naturellement été porté par l’intercommunalité. Cette échelle ambitieuse apporte une marge de manœuvre financière non négligeable. Mais elle témoigne avant tout d’une véritable vision de l’aménagement du territoire. «L’agglomération a pris la compétence culturelle, mais elle la partage avec les autres communes», explique Philippe Massardier. On peut alors véritablement parler d’un souci du bien commun.
Pour autant, des obstacles subsistent. Certes, ici, contrairement à beaucoup d’autres territoires, l’engagement pour la culture n’est pas de l’ordre du discours et de l’incantation, cependant des réticences existent au sein du conseil municipal ou dans les services. Mais quand les principaux responsables sont eux-mêmes convaincus, ils impulsent un mouvement d’entraînement qui permet de surmonter tous les barrages. «Le maire a une grande sensibilité artistique et souhaite que la création soit présente dans la Ville, insiste Jean-Paul Korbas. L’adjoint à la culture est lui aussi très impliqué sur le terrain». Et puis l’aventure artistique va rencontrer un soutien populaire qui la légitimera. Cette adhésion représente le meilleur argument possible pour convaincre les élus. «Sans cet engouement populaire nous ne pourrions pas mener ces opérations. Les décideurs politiques prennent alors conscience que ces démarches traversent les champs culturels et socio-économiques et qu’elles pacifient les relations sociales ». Les élus ont aussi besoin d’assurance sur le bon fonctionnement de l’opération. Notamment en terme de sécurité. «La Cité des électriciens n’était [pas] aux normes pour recevoir du public, alors même que le site devait accueillir plus de dix mille personnes. Les élus avaient besoin d’être rassurés sur ces questions de sécurité, sinon le projet ne pouvait pas se faire. Nous avons donc entrepris les aménagements nécessaires pour sécuriser le lieu».
Se donner les moyens
Les coproducteurs ne doivent donc pas hésiter à investir quand c’est nécessaire : Le budget total de l’opération sur 4 ans s’est élevé à 362 000 euros, (n’incluant pas les budgets d’équipement et l’apport en nature, par exemple les 30 000 euros pour aménager un espace de rencontre et de travail à l’intérieur de la Cité des électriciens et les 30 000 euros pour construire une palissade, pris en charge directement par la Ville de Bruay-La-Buissière ou l’agglo Artois Comm.).
De toute évidence, ces projets ont un coût. Et souvent les institutions justifient le refus de financement en s’abritant derrière la crise, la réduction des budgets, la suppression de la taxe professionnelle…. Philippe Massardier est catégorique: « Les collectivités connaissent des excédents budgétaires. La diminution des crédits d’intervention sert de prétexte pour faire des économies sur le dos de certains secteurs. Et elles sont en capacité d’investir et de contracter des crédits, car elles ne sont pas trop endettées». Idem, pour les Drac qui, contrairement à ce qu’elles prétendent, «ont des marges de manœuvre». Tout est une question de choix. «A budget constant on peut, ou décider de s’engager dans une politique d’inscription à long terme sur le territoire, ou multiplier les actions paillettes et confettis qui n’inscrivent rien de durable».
Ce territoire est donc habité par une volonté politique. Avec de véritables choix. Mais pas d’ingérence pour autant. « Il n’y a aucune interférence entre l’adjoint à la culture et les professionnels de la culture», affirme ainsi Philippe Massardier. Encore une affaire de confiance.«Pour être crédible l’administration doit être forte». Entendez compétente. Ainsi, Philippe Massardier et Jean-Paul Korbas ont travaillé de concert pour transformer les orientations politiques en actes.
Une longue histoire
La mutation sensible de la Cité des Electriciens ne s’est pas effectuée du jour au lendemain. Une première résidence a été initiée en 2005. Elle impliquait le plasticien Serge Le Squer. Mais, cette expérience a généré quelques malentendus entre l’artiste et les commanditaires. L’empathie fut immédiatement beaucoup plus évidente avec les Pas Perdus. A noter que les collectivités n’ont pas eu recours à un appel à projet. Ils ont préféré le contact humain. C’est la plasticienne marseillaise Marie Ducaté, alors en résidence à Béthune, qui a soufflé à Philippe Massardier le nom de Guy-André Lagesse et de son équipe. Le directeur du service culturel de la communauté d’agglomération s’est rendu à Marseille et a découvert le travail de ces audacieux qui «reconsidèrent les pratiques artistiques populaires comme condition de la création contemporaine». « Ce groupe artistique s’est immédiatement saisie de tous les outils que notre politique culturelle développe, renchérit Jean-Paul Korbas. Elle a également intégrée les pratiques amateurs qui sont très présentes sur le territoire. Il était essentiel pour nous que le projet travaille en synergie avec les équipements de la ville et qu’il soit dans une démarche de co-construction avec les habitants».
Les Pas Perdus ont d’abord pris la mesure du défi. Ils ont eu des échanges, non seulement avec les services culturels de la Ville et de la communauté d’agglomération, mais aussi avec les élus. Puis, après plusieurs mois de dialogue sur la nature de l’intervention, l’opération a pu enfin commencer. «Il était hors de question d’instrumentaliser les artistes, affirme encore Jean-Paul Korbas. Nous devions tout nous dire. Nous sommes arrivés avec un lieu et un désir, mais pas avec une commande précise. Le cahier des charges était très ouvert».
Entre-temps la Cité des électriciens a été classée monument historique et elle est en cours d’inscription au Patrimoine Mondial de l’Unesco. On pouvait craindre que cette labellisation conduise les collectivités locales à développer un programme trop touristique qui ne facilite pas une véritable appropriation des sites par la population locale. Ce ne sera pas le cas ici. Certes, les interventions sur le patrimoine sont désormais très encadrées, mais, de toute façon, les Pas Perdus bouleversent moins l’architecture que la représentation que nous en avons. «Nous nous focalisons sur le sensible et l’humain, explique Guy-André Lagesse. Nous sommes beaucoup plus préoccupés par le devenir des individus que par celui des lieux». Les gestes que cette équipe inscrit dans l’espace public n’ont pas vocation à s’incruster dans l’architecture, mais dans les esprits. Ils s’intéressent au bâti non pas en tant que tel, mais pour ce qu’il représente, pour la valeur symbolique de ce patrimoine contient. «Ces maisons incarnent une façon de vivre. Elles témoignent de leur histoire, de leur lutte, de leur résistance». D’ailleurs, quand les Pas Perdus prennent leur quartier dans la Cité des électriciens, elle est encore partiellement occupée. «Les derniers habitants étaient dans une grande détresse sociale, se souvient Guy André Lagesse. Ils ont commencé à nous raconter des histoires. Le projet est devenu quelque chose de vivant».
Au présent
L’équipe des Pas Perdus se retrouve confrontée à des visions qui ont tendance à enjoliver le passé, à occulter la souffrance du travail à la mine pour se focaliser sur la fierté que véhiculait cette identité aujourd’hui disparue. Cette idéalisation de la mémoire est d’autant plus forte que l’avenir semble sans espoir. Elle comporte une dimension mortifère qu’il convient de déjouer, ici et maintenant. Pour leur première intervention, Guy André Lagesse et ses complices mettent alors en place en septembre 2008 une ZAC (Zone d’anniversaire concertée). Ce dispositif est surtout un prétexte pour fabriquer de la rencontre, libérer la parole et permettre à la fantaisie de chacun de s’exprimer. «C’est un chantier poétique à l’intérieur duquel nous honorons les petites inventions du quotidien, explique encore Guy André Lagesse. Nous rendons ainsi hommage aux choses insignifiantes. Mais plutôt que de parler du passé, nous invitons les gens à se projeter vers l’avenir». Ce premier geste artistique durera trois semaines. Le succès public est indéniable. D’où la volonté de poursuivre l’aventure et de chercher à construire une forme de présence permanente.
Lors de cette deuxième phase, les Pas Perdus investissent La Cité des électriciens à raison d’une semaine tous les deux mois. Le lieu est équipé progressivement avec la création d’un espace de rencontre «La Maison au courant» et d’un atelier alors que le Temple (espace de production, de programmation de spectacle vivant et de résidence dans Bruay-La-Buissière) sert de base arrière et logistique. Un autre moment de visibilité publique est organisé en 2010, dans le cadre des Journée du Patrimoine. «Ce temps de cristallisation a permis de fédérer des publics amateurs, notamment les sociétés musicales et l’orchestre du conservatoire. Nous avons pu présenter notre volonté de poétiser l’espace», insiste Guy-André Lagesse. Puis l’idée nait de construire, avec 18 personnes, un chemin promenade à travers la cité. Lab-Labanque, le centre d’art visuel de Béthune, s’associe au projet. Et le contexte va continuellement influencer l’aventure. Pour preuve, une entreprise locale (Palettes Artois Services) fournira l’une des matières premières de la scénographie: les palettes en bois qui vont encadrer cette «promenade du jardin des souhaits bricolés».
Au fur et à mesure, l’équipe d’occasionnels de l’art se constitue. Comme à leur habitude, les Pas Perdus n’ont évincé aucune complicité a priori. «On travaillait à chaque fois avec les gens qui venaient». Chaque individualité apporte sa créativité et pendant un an et demi La Promenade du jardin des souhaits bricolés se met en place. «Il était essentiel de ne pas être dans la pression d’un événement à produire, poursuit Guy-André Lagesse. Il n’y avait pas d’urgence. Nous nous sommes accordés un temps de latence important. Tous ensembles, nous avons tâtonné. Les moments de flottement étaient aussi, quelque part, des moments de cristallisation. En tout cas, nous n’avons jamais connu le désarroi. Bien sûr, tout ne fut pas possible. Mais les impossibilités nous ont donné d’autres idées». Il est évident que le temps artistique et celui de l’institution ne sont pas identiques. Le décalage n’est pas pour autant rédhibitoire. Ainsi, la communauté d’agglomération ne propose que des conventions d’une année, alors même que les Pas Perdus insistent sur le fait que ce projet doit se construire sur trois ans. Qu’à cela ne tienne, tous les ans la convention sera renouvelée. Certes, cette situation crée une fragilité pour le groupe artistique,mais, dans le même temps, la collaboration n’est pas figée. Elle se redéfinit et évolue en fonction de la progression du projet. D’un côté, Les Pas Perdus acceptent l’inconfort de n’avoir aucune certitude sur le long terme et, de l’autre, les services de la ville et de la communauté d’agglomération font preuve d’une plus grande souplesse pour rester en phase avec cette aventure qui se construit au fur et à mesure.
De la souplesse avant toute chose
La rencontre entre une pensée artistique forcément surprenante et une action politique réglementée ne va jamais de soi. Avec Les Pas Perdus, il n’existe pas d’idées stupides ou ridicules. Tout peut être prétexte à la libération de l’imaginaire. Pas question d’avoir peur de mal faire. Comment se construisent les fictions avec Guy-André Lagesse ? «Nous buvions des coups en disant des bêtises et le contenu est apparu progressivement. L’important, c’est d’oser et de ne pas s’imposer de limite a priori». Une définition de l’art ?«Baisser la garde, accepter de ne pas être à l’endroit du savoir et exposer notre propre ignorance». Alors, il devient possible d’instaurer ce que Jacques Rancière nomme «l’égalité des intelligences sensibles ». La ville et la communauté d’agglomération ont su intégrer cette part d’indéterminé à l’intérieur de leurs cadres administratifs pourtant contraignants. «La production artistique est d’abord la conséquence d’un processus de maturation, explique Philippe Massardier. Nous invitons des artistes à réfléchir. Puis, l’énergie se met en place pour rendre l’action possible. Et, à terme le dispositif de production se construit». On peut en déduire que la nature poétique du projet s’insinue jusque dans la relation politique, administrative et technique. Cette dimension sensible sous-jacente permet de surmonter des obstacles et, plus encore, ouvre des perspectives opérationnelles là où, autrement, se dressent des murs infranchissables.
De toute façon, toute commande publique comporte forcément un risque d’instrumentalisation. Mais plutôt que d’envisager cette tension comme néfaste, pourquoi ne pas l’aborder, comme le propose Jean-Marc Adolphe, rédacteur en chef de la revue Mouvement, sous l’angle d’un déplacement nécessaire ? «La crainte de l’utilisation des artistes n’est souvent qu’un alibi pour justifier des pratiques de marketing. Le musicien n’instrumentalise-t-il pas une partition ? Plutôt que de toujours considérer les oppositions, pourquoi ne pas envisager comment les deux parties vont mutuellement s’instrumentaliser ?».
Le malentendu peut aussi porter sur la finalité de la commande. Par exemple, quand faire événement fait office de politique culturelle. Certaines collectivités administrent de plus en plus leur territoire selon les principes du management d’entreprise avec des objectifs à courte durée. Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur essai Le Nouvel esprit du capitalisme, ont ainsi identifié un nouveau registre d’action politique «la cité par projets». Ce mode de gouvernance favorise le coup par coup, «l’appel à projet», c’est-à-dire la mise en concurrence des opérateurs et la valorisation des critères de choix reposant essentiellement sur du quantitatif et de la rentabilité. Ce fonctionnement incite également les collectivités à se substituer aux opérateurs et à intervenir directement en tant que porteur de projet. «Nous avons voulu éviter que cette opération soit associée à un événement éphémère», précise d’ailleurs Jean-Paul Korbas. La proposition des Pas Perdus ne représente donc pas une fin en soi. La Cité des électriciens va continuer à évoluer en attendant de trouver sa vocation finale. Jean-Paul Korbas affirme que pendant la période de transition le lieu pourra continuer à accueillir des résidences artistiques. «Il ne faut pas perdre le lien sensible que le site entretient avec la population. Nous réfléchissons à la suite avec les Pas Perdus, mais aussi avec d’autres artistes, sur le principe d’une maison des projets»
En fait, il ne faut pas chercher à tout prix à réduire les écarts entre la pensée sensible, le jugement politique et la raison pratique. «Nous ne nous sommes pas préoccupés des objectifs institutionnels, déclare encore Guy-André Lagesse. Il fallait certes s’adapter aux circonstances, mais nous étions focalisés sur nos visées poétiques.». Cette «intelligence du contexte», selon les propos même d’Emilie Da Lage, universitaire et présidente de la compagnie VIES A VIES, est primordiale. L’artiste et l’institution publique resteront à des endroits différents, mais ils s’accorderont sur des objectifs partagés ou parallèles à atteindre. Alors, leur dissemblance n’est plus un enjeu de conflit, mais, au contraire, une source d’enrichissement.
Une autre administration est possible
En ne posant pas de finalité a priori, on contrevient au fonctionnement administratif qui, de l’aveu même de Philippe Massardier, «a horreur du vide». Plutôt que de se positionner dans une médiation entre le pouvoir politique, les artistes et les populations, l’administration a trop tendance à se réfugier derrière les contraintes économiques, législatives ou juridiques. Alors, les marges de manœuvre se réduisent constamment.«Pour engager des actions, il faut de plus en plus passer par le rouleau compresseur des services juridiques, poursuit Philippe Massardier. Le fonctionnement des marchés publics est à ce titre emblématique. On se détermine à partir de grilles. Mais agir ainsi avec des artistes en les mettant en concurrence signifie que l’on n’a pas confiance en eux.»
Théoriquement, tous les dispositifs institutionnels posent comme prioritaire ce travail d’implantation au plus près du terrain, mais dans la pratique, la relation au territoire et la coproduction avec les populations sont rarement effectives. Combien de résidences artistiques ne produisent au mieux que «du spectacle», sans véritable enracinement dans l’environnement, sans véritable engagement de l’artiste avec les gens. Jean-Marc Adolphe milite pour des dispositifs d’«artistes en présence», avec une véritable implication de ces derniers dans la vie de la maison qui les accueillent. Jean-Louis Sackur évoque alors le projet (lui aussi assez remarquablement accompagné par les collectivités locales), que L’Art de Vivre développe dans le Pays Gapençais: «Tout le dispositif de travail a vocation à fabriquer de la permanence entre les artistes et la population». Les dramaturgies de cet «art approximatif» sont réalisées in situ, avec les gens à partir de leur vie quotidienne et de leurs préoccupations. L’imaginaire circule alors naturellement, sans qu’aucune forme d’intimidation ne vienne faire barrage. Cet art-là concerne effectivement tout le monde.
Si ces projets font sens, ne convient-il pas de tordre les cadres? «Ces aventures ne peuvent s’épanouir à l’intérieur des dispositifs juridiques, techniques et institutionnels habituels, renchérit l’universitaire Philippe Henry. Selon lui, de telles démarches opèrent selon des modalités qui rappellent les principes de l’éducation populaire. Certes, le contexte a évolué, les échelles territoriales et les modes de gouvernance ne sont plus les mêmes et pourtant l’horizon n’a pas changé. Il appelle toujours à une reconfiguration complète de la décision politique et de l’administration. Inscrites dans un projet républicain élargi, les actions (culturelles,éducatives, sociales…) seraient alors intriquées les unes aux autres pour favoriser l’engagement dans la vie de la Cité. Ainsi, ces projets relèveraient d’une approche économique qui transcende les seuls financements du«droit commun culturel». Pratiquement toutes les délégations abonderaient au financement de la culture. Cette transsectorialité n’est pas une utopie. Il n’est pas anodin de noter que dans le cadre de la démarche portée par Les Pas Perdus à la Cité des électriciens, les travaux d’équipement et de sécurisation du site ont été assurés, non pas par les services culturels de la communauté d’agglomération, mais par les services techniques du patrimoine.
Et, bien sûr, cette économie, avant d’être marchande, relève d’abord des sphères publiques, sociales et solidaires. Car elle aspire à produire l’émancipation des peuples.
Une participation responsable
L’adhésion populaire à la démarche représente donc une condition sine qua non de la réussite du projet. Mais, répondre uniquement aux attentes des populations pourrait relever d’une pratique démagogique. Les artistes, au contraire, partent du commun pour construire de l’inattendu. L’art opère forcément un déplacement. La reconnaissance mutuelle n’est pas acquise a priori. Elle se construit dans un mouvement vers l’inconnu.
Or, trop souvent, les pouvoirs politiques et les services qui administrent la cité rechignent à laisser s’exprimer cette part véritablement sensible parce qu’elle ébranle les certitudes. Ils appréhendent ces débordements comme une matière subversive, alors même qu’elle participe à nos équilibres.
Les espaces-projets de démocratie artistique ont vocation à libérer l’imaginaire. Et cette liberté retrouvée prend de multiples formes. Une fois verbalisée, elle entre en écho avec le champ politique. Mais, en permettant réellement aux individus de s’exprimer, on autorise aussi le désaccord et même la contestation.«Quand les décideurs politiques parlent de participation citoyenne, ils ne se rendent pas compte de ce que cela implique réellement: accepter de perdre le contrôle»,témoigne Philippe Massardier. Mais loin de craindre cette dimension participative, le directeur du service culturel Artois Comm. la revendique: «Elle crée un rapport de force non conflictuel, car basé sur le partage. Nous sommes alors, non pas face à un lobbying quelconque, mais devant des citoyens du lieu». Et de citer un autre exemple de démarche participative: les Rendez-vous Cavaliers, portés par Culture Commune dans le cadre de Lille 2004. «A Gosnay, l’intrusion des artistes a amené à la constitution d’une association d’habitants. Ils développent désormais un travail à l’année et propose «Une fête de la Chartreuse». Le projet, structurant pour l’aménagement et la restructuration du site, comporte une dimension artistique indéniable (pour la septième édition la compagnie KompleXKapharnaüM était associée à l’aventure) et pourtant il est porté par des habitants de la commune.
Évaluer
On constate ici que les cadres traditionnels d’évaluation des actions culturelles seraient incomplets. Car ils isolent la production, la diffusion, la socialisation de l’œuvre et ils sont obnubilés par les questions de rentabilité. A tel point qu’on en oublie les populations et les territoires de vie avec leur dimension humaine.
Les critères de décision ne peuvent pas être uniquement quantitatifs. Ils doivent comporter une dimension qualitative essentielle. Et l’approche objective n’est pas antinomique avec des critères plus subjectifs, plus intuitifs, relevant justement de la pensée sensible. Mustapha Aouar évoque une évaluation qui intégrerait une part d’indicible. Dans le cadre de la deuxième édition du festival de fanfares, la Gare au Théâtre a proposé un dispositif spectaculaire à travers cinq villes, quatre lieux et sept stations RER. Comment capter les «retours immédiats de la population», s’interroge Mustapha Aouar ? Peut-être par un travail de collectage d’images et de son. Ces traces témoignent sur le vif peuvent restituer l’imminence d’une relation. Les outils du multimédia et de l’audiovisuel ouvrent sans doute des perspectives pour rendre compte de la puissance de ces aventures.
Mais en modifiant la formulation des critères qui vont déterminer la prise décision, on déplace forcément les attendus de l’action. Comme le fait remarquer Emilie DaLage, une telle posture consiste à accepter que le rendu ne vienne pas conforter la politique culturelle en vigueur. Seule une évaluation partagée serait incontestable. Elle demanderait en outre une mise à distance de l’objet étudié. Pour juger d’une démarche, il conviendrait donc de croiser différentes approches (sensible, scientifique, politique, économique, sociale, citoyenne, urbaine…). Les critères d’évaluation sont donc à refonder comme l’ensemble des politiques de gouvernance. Les agendas21, en tant que programme en rupture avec des modes de développement non durable, offrent sans nul doute des outils pour développer ce jugement artistique démocratique et encourager la transversalité dans les politiques publiques. Dorine Julien, chargée de production des Pas Perdus, estime, pour sa part, que l’atelier organisé par Artfactories/autresparts participe de ce mouvement d’évaluation à multiples entrées.
Pas de modèle, mais tous acteurs
En la matière, il n’existe pas de modèle indépassable.Dans certains territoires ruraux, les projets se développent dans une relation directe au pouvoir politique. Ainsi La Chambre d’eau, implantée au Favril, dans le Nord-Pas-de-Calais, a pour environnement des petites communes (de 5 000 à 10 000 habitants) qui ne possèdent pas de service culturel. Il faut alors convaincre les élus du bien-fondé d’une démarche qui met en relation la création artistique contemporaine pluridisciplinaire avec les territoires. Comme l’explique Vincent Dusmenil, il convient de construire des relations interindividuelles avec l’ensemble des habitants, y compris, bien sûr, les décideurs politiques. C’est justement dans ce maillage entre les artistes et l’ensemble des «acteurs» que le projet va véritablement s’inscrire dans son territoire.Les projets aussi, pertinents soient-ils, doivent laisser la place à des approches plurielles, polycentriques, et horizontales.
Restent à convaincre les «décideurs» d’adopter des modes d’action coopératifs et interactifs. Ceux qui travaillent véritablement pour l’intérêt collectif ont déjà adopté cette posture.
Fred Kahn
Textes rédigé à partir des propos tenus à Bruay-la-Buissière le 16 septembre 2011 lors de l’atelier de réflexions «Dans les secousses de la créativité, Quand les commanditaires, développeurs culturels et artistes travaillent ensemble»
Quentin Dulieu (Af/Ap) Coordination des Ateliers de réflexions
Bibliographie
Ouvrages :
- BAECQUE (de) Antoine, Crise dans la culture : anatomie d’un échec, Bayard, 2008, 248p.
- BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Eve, Le Nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard. Nrf. Essais. 1999.
- MATTHIEUSSENT Brice, Mari-Mira. Chronique d’un Art plastique fait maison. Montreuil: éditions de l’œil, 2008.
- RANCIERE Jacques, Le Spectateur émancipé. Paris: La Fabrique. 2008. 150p
Revue :
- LES PAS PERDUS, Les Pas Perdus en état d’ébriété poétique. Paris: revue Mouvement, N° 61, octobre-décembre 2011,16 p. Cahier Spécial.
Ressources internet :
- BLOUËT Christelle, L’agenda 21 de la culture en France, état des lieux et perspectives. Mémoire.Université d’Angers. Avril 2008. Format PDF. Disponible sur: http://goo.gl/BjWsM. (Consulté le 04.12.11)
- BLOUËT Christelle, L’agenda 21 de la culture en France, quelle valeur ajoutée pour les politiques culturelles ? Grenoble: L’Observatoire des politiques culturelles – N° 34 – décembre 2008. Format PDF. Disponible sur: http://reseauculture21.fr/ateliers/files/2011/01/articlecblouet.pdf. (Consulté le 04.12.11)
- HENRY Philippe, «Démarches artistiques partagées#1: des processus culturels plus démocratiques ? », http://www.artfactories.net/IMG/pdf/_P-HENRY_Arts_partages.pdf, décembre 2011. (Consulté le04.12.11)
- HENRY Philippe, Quel devenir pour les friches culturelles en France ? D’une conception culturelle des pratiques artistiques à des centres artistiques territorialisés. Vol. 1 et Vol. 2. Mai 2010. Format PDF.Disponible sur: http://www.artfactories.net/Philippe-HENRY-Quel-devenir-pour. (Consulté le 04.12.11)
- Réseau culture 21 – culture et développement durable. Disponible sur: http://reseauculture21.fr/.(Consulté le 04.12.11)
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