Le 18e atelier de réflexion organisé par ARTfactories/Autre(s)pARTs s’est tenu le 5 novembre 2014 à Gare au théâtre (Vitry-sur Seine).

Il se déroulait au lendemain de l’assemblée générale d’Artfactories/Autre(s)pARTs durant laquelle avaient été confirmés, par manque de perspectives financières, la procédure de licenciement économique et le départ au 31 décembre 2014 des deux uniques salariées de l’association, Bahija Kibou et Adeline Bourdillat. Dans ce contexte signifiant la remise en question de l’association elle-même, le thème de cet atelier « Quel devenir pour les réseaux culturels en France et Europe ? » élargissait le problème à d’autres réseaux, la plupart confrontés eux aussi à de sérieuses difficultés.

UN TOUR D’HORIZON DES RÉSEAUX

Trois réseaux étaient excusés, huit étaient représentés pendant cet atelier.

Après avoir rappelé la situation du COUAC (Toulouse) dont les deux salariés ont été licenciés début 2014, plongeant l’association dans une période de transition incertaine, Bahija Kibou a donné quelques informations concernant les trois réseaux absents :

  • Banlieues d’Europe (Lyon) : l’équipe est passée de 4 à 2 salariés au cours des 2 dernières années. L’arrêt des financements européens remet en cause toutes les autres sources de financement public.
  • On the move (Bruxelles) : il n’y a plus de permanents salariés depuis septembre 2014.
  • Trans Europe Halles (Lund, Suède) : son financement européen n’est pas renouvelé.

Chaque représentant des huit autres réseaux a fait état de sa situation et a donné son analyse du contexte général en préambule de cette journée

  • Live DMA (Nantes) : une des membres de ce réseau européen, formalisé début 2013 et sans financement pour le moment, joue le rôle de coordinatrice. Live DMA représente 1300 lieux et festivals de petite et moyenne taille répartis en Europe de l’ouest et du nord, tous œuvrant dans le domaine des musiques actuelles. Actuellement en phase de consolidation, le réseau promeut un modèle alternatif aux grandes industries culturelles, notamment par la création de ressources et l’engagement de certains de ses membres dans diverses instances de décision (l’un d’entre eux fait partie de la commission ESCO chargée d’établir une classification européenne des métiers, notamment culturels).
Stéphanie Thomas, présidente de Live DMA et chargée des projets européens et internationaux de la Fedelima
  • Fedelima (Nantes) : née de la fusion de la Fedurok et de la fédération des scènes de jazz et de musiques improvisées, elle regroupe environ 150 lieux français dédiés aux musiques actuelles. Le directeur et deux salariés ont été licenciés en septembre 2014, ce qui remet en question le projet et les actions du réseau. Les cotisations des membres représentent 30% de son budget, le reste prenant la forme de subventions.
  • FRAAP (Paris) : si la fédération se porte bien au niveau national, ses membres sont tous plus ou moins en difficulté, notamment les associations de taille moyenne qui souffrent de baisses des subventions. Elle compte 2,5 salariés. Ses ressources financières proviennent des cotisations (4%), de subventions du ministère (70/75%), de la participation de collectivités pour l’organisation de manifestations. La FRAAP a également intégré la commission ESCO.
  • Actes if (Paris) : l’association fondée en 1996 à l’initiative de la DRAC Île-de-France regroupe une trentaine de lieux intermédiaires franciliens. Elle compte 2,5 salariées. Son budget provient de ressources propres (20%), le reste venant de subventions directes ou d’aides à l’emploi.
  • Fédération nationale des arts de la rue (Paris) : d’abord organisée à l’échelle nationale, la fédération des arts de la rue se décline également à l’échelle régionale de manières différentes, certaines « antennes » disposant de salariés, d’autres non, ce qui a des conséquences profondes sur les possibilités d’action. Les deux emplois au niveau national sont en danger.
  • Opale (Paris) : l’association soutient depuis 1988 les associations culturelles du champ de l’économie sociale et solidaire dans leur développement et leur professionnalisation. Elle compte actuellement 6 salariés.
  • THEMAA (Paris) : l’association nationale des théâtres de marionnettes et des arts associés n’est pas en danger (2 salariés et chargés de mission ponctuels), mais beaucoup de ses membres connaissent des difficultés. Les themaa régionaux n’existent plus depuis une dizaine d’années.

QUELLES MISSIONS POUR QUELS RÉSEAUX ?

Les réseaux culturels semblent aujourd’hui trouver moins grâce aux yeux des pouvoirs publics qu’il y a quelques années. Les participants à cette journée de réflexion ont tenté de décrypter les motivations de cette remise en question.

Les réseaux culturels français se trouvent aujourd’hui dans une situation inédite de mise en concurrence. Ce contexte s’explique par le souci de l’État et des collectivités publiques de faire des économies et par l’objectif affiché de rationaliser l’action de ces réseaux. Ceux-ci se distinguent par leur histoire et les missions qu’ils se sont donnés, tous prenant part à la réalisation d’une diversité culturelle actuellement remise en cause du fait de la baisse des financements publics, principale source de leurs budgets de fonctionnement. Ce contexte se traduit par un désintérêt des pouvoirs publics et une question : les réseaux culturels sont-ils encore pertinents ?

Les réseaux culturels pâtissent de leur diversité. Sous une même appellation, on trouve différents groupes de personnes et/ou d’organisations dont les missions (réfléchir collectivement, défendre des intérêts à la manière d’un syndicat ou d’un lobby, se faire le relais des acteurs du terrain et l’interlocuteur des pouvoirs publics, etc.) et les modes d’intervention (par discipline, par région, etc.) divergent. Dans le contexte de rationalisation décrit ci-dessus, cette diversité est perçue voire dénoncée comme la preuve d’un manque de pertinence de l’action et du rôle des réseaux.

Au premier plan, Jules Desgoutte.

Afin de déjouer cette approche fallacieuse, plusieurs personnes ont évoqué durant l’atelier la nécessité pour les réseaux de se mettre en relation. Non pas pour fusionner, mais pour affirmer collectivement la réalité, la diversité et le pouvoir de la société civile dont ces réseaux, dans leur grande majorité, sont une émanation. Il importerait également qu’ils repensent leur échelle d’intervention afin de montrer plus clairement la pertinence de leur action. Selon Jules Desgoutte, la capacité de la culture à créer de la civilisation ne peut se poser que dans un rapport concret au territoire, à « l’habiter ensemble », notion qui s’éprouve différemment selon les pays et qui rend d’ailleurs compliquée l’action de tout réseau international. Autre problème : le récit de la culture repose sur le principe d’un socle commun faisant communauté (l’État-nation, le peuple). À l’heure des villes-monde vibrant de flux interculturels, les réseaux tout comme les pouvoirs publics auraient sans doute intérêt à sortir d’une logique de secteur, voire même de filière, pour réfléchir désormais à des modes de fonctionnement qui permettraient de faire valoir la réalité de ces territoires interculturels. S’il était pertinent à une époque de s’organiser en réseaux pour faire reconnaître la réalité de secteurs ignorés des pouvoirs publics (cf. les friches culturelles au début des années 2000, les arts de la rue durant les années 1990, etc.), la question se pose du rôle à jouer par les réseaux culturels dans un contexte où la culture elle-même est une notion à repenser.

LA REPRÉSENTATIVITÉ DES RÉSEAUX

Les réseaux culturels sont-ils en phase avec les manières contemporaines de faire culture ? Ou comment faire entendre d’autres manières.

Reprenant des réflexions développées plus en détail dans son dernier livre — Un nouveau référentiel pour la culture ? voir bibliographie ci-dessous —

Chloé Sécher (coordinatrice du réseau Actes if), Philippe Henry et Mustapha Aouar (directeur de Gare au Théâtre)

Philippe Henry a rappelé que les réseaux français étaient aujourd’hui essentiellement constitués d’acteurs culturels et d’artistes relevant de l’artisanat ou du travail indépendant. Ils ne représentent donc ni les consommateurs/usagers (par opposition aux acteurs/producteurs de biens et services culturels), ni la partie industrielle de la filière culturelle, laquelle parvient bien à imposer sa vision de la culture auprès des pouvoirs publics. Pour faire évoluer cette situation, il s’agirait dans un premier temps de prouver l’efficacité de ces autres visions de la culture (qui sous-tendent des visions de la société) au niveau territorial, pour ensuite les porter au niveau national puis européen. À travers « l’agglomération des efficacités territoriales », il s’agirait de montrer que la culture n’est pas seulement une question de production mais d’interaction entre des communautés et entre des filières (d’où la nécessité selon Philippe Henry de se rapprocher des ministères de l’Industrie, de l’Économie sociale et solidaire, du Développement durable, etc.).

Dans ce sens, Jean-Marc N’Guyen suggérait de rendre lisibles ce type d’actions en mettant en valeur certains exemples, non pour les présenter comme des modèles à reproduire, mais comme des moyens de faire comprendre la singularité de ces manières d’envisager la culture.

Jules Desgoutte a précisé ensuite que les modes de production culturelle étaient de plus en plus hybrides de nos jours, qu’ils étaient souvent le produit d’une interaction entre des artistes, des populations et des territoires. Or, les représentations de ces différentes entités sont verrouillées par quelques récits dominants expliquant que l’objectif de tout artiste serait de devenir main stream, de tout amateur de devenir une star, de tout territoire de ressembler suffisamment à son voisin pour qu’y circulent facilement les mêmes productions culturelles. Bahija Kibou constatait à cet égard que les nouveaux programmes culturels européens (cf. Culture Media), moins ouverts que les précédents, s’adressent plus aux gros qu’aux petits producteurs.

L’ORGANISATION INTERNE DES RÉSEAUX

Comment les réseaux culturels peuvent-ils s’adapter au contexte décrit et analysé durant cette journée de réflexion ? Telle fut la question au centre des échanges de l’après-midi.

Aussi capitale soit-elle, la présence d’une équipe salariée en charge de coordonner et d’animer la vie d’un réseau ne doit pas évincer une problématique aussi importante que délicate : l’implication des membres. Souvent nés d’affinités entre personnes, les réseaux peuvent avoir du mal à évoluer à mesure que le nombre d’adhérents augmente (ou pas) et que changent les enjeux ayant motivé leur création. Chaque adhérent étant généralement occupé par ailleurs (au sein d’un lieu, d’une équipe artistique, etc.), son investissement dans la vie associative est souvent limité, d’autant plus s’il se repose sur le travail de l’équipe salariée. La disparition de celle-ci oblige chaque adhérent à reconsidérer la manière qu’il a de s’impliquer et de faire vivre son réseau.

À la question de la pertinence des réseaux posée par les pouvoirs publics répond donc celle de l’intérêt que leur portent leurs propres adhérents. Quel sens pour ces derniers à s’investir plus en tant que bénévole ou à consentir à payer des cotisations plus élevées ? En somme quel sens y a-t-il, pour les acteurs culturels, à s’engager aujourd’hui au sein de réseaux ? Plusieurs réponses ont été avancées.

  • Les réseaux apportent une reconnaissance symbolique qui renforce et facilite le travail des acteurs sur le terrain. Ils jouent le rôle d’une tierce instance de grand secours lorsque ces derniers rencontrent des difficultés, notamment dans leurs relations avec leurs partenaires publics.
  • Les réseaux sont des instances de réflexion dont on mesure l’importance au fil du temps. Pour preuve, le travail mené depuis 2001 par ARTfactories/Autre(s)pARTs a été salué à plusieurs reprises au motif qu’il avait permis la constitution de ressources assez uniques en France en matière d’espaces-projets et de démarches articulant arts, territoires et populations. La transmission de ces ressources a alimenté la réflexion d’autres acteurs, elle a inspiré de nouvelles manières de faire. Elle reste un point d’appui.
  • Les réseaux impliquent des droits et des devoirs de la part des adhérents, lesquels font fausse route s’ils les réduisent à de simples prestataires de services. Ce sont des organisations collectives qui se justifient par les échanges réciproques qu’elles permettent entre adhérents et structure.
  • Les réseaux doivent veiller à rendre leur action visible et compréhensible auprès de leurs adhérents pour que ceux-ci en reconnaissent la pertinence.
  • Les réseaux sont utiles par-delà l’intérêt immédiat qu’en tirent leurs membres. Ils sont pertinents non dans une opposition des uns aux autres mais dans la reconnaissance réciproque de leurs singularités.

Synthèse réalisée par Sébastien Gazeau pour ARTfactories/Autre(s)pARTs

Les photographies ont réalisées par Adeline Bourdillat, Bahija Kibou et Quentin Dulieu pour ARTfactories/Autre(s)pARTs

POUR EN SAVOIR PLUS

> Claval Paul, “Des aires culturelles aux réseaux culturels” conférence du 2 juillet 1999, Caen.

> Corijn Eric, “Une trans-ville, du local au global” entretien paru dans Politique, hors-série n°8, décembre 2007.

> Henry Philippe, Un nouveau référentiel pour la culture ? Pour une économie coopérative de la diversité culturelle, Éditions de l’Attribut, 2014.

> Saez Jean-Pierre, “Les réseaux culturels en Europe” dossier paru dans L’observatoire n°18, hiver 1999.

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