Quand la liquidation de la critique dans le champ esthétique, sous l’effet de son remplacement par la technique publicitaire de production de la valeur, rencontre la liquidation de la critique dans le champ politique, sous la forme de la prévention répressive de toute action susceptible de contrevenir au bon déroulé des évènements.

Tandis que l’enthousiasme soulevée par la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques ne se dément pas, dans la presse et les milieux autorisés, un article de la Quadrature du net met en évidence, dans l’indifférence générale, les impressionnants dispositifs de contrôle déployés dans le cadre de l’organisation de l’« évènement » que constituent les Jeux Olympiques, dispositifs dont le déploiement a été autorisé à titre exceptionnel, à fin de sécurité. Il met en évidence que cet effort de sécurisation se traduit en pratique avant tout par un ensemble de mesures visant à empêcher toute contestation politique de l’événement.

Assentiment esthétique partagé d’une part ; contestation politique empêchée de l’autre. Faut-il n’y voir qu’un curieux effet de symétrie ? Ou existerait-il des liens souterrains entre ces deux moments politique et esthétique, qui les noueraient ensemble sous l’espèce de l’« événement » – notion déployée simultanément sur les deux plans, pour justifier des mesures exceptionnelles qui s’y déploient ? Quelque chose se fait-il jour ici d’un lien entre valeur esthétique et contrôle des populations, à l’époque du triomphe de l’événementiel sur le marché des industries culturelles ?

L’occasion de se demander quels rapports entretiennent la production d’un évènement tel qu’il se pense au sein du secteur culturel, l’événementialisation de la production culturelle que connait ce secteur en retour (l’évènementiel est le marché le plus dynamique aujourd’hui, pour les entreprises du secteur culturel, il est en pleine croissance tandis que les autres périclitent) et le recours à l’évènement comme technique de gouvernement ; l’occasion enfin de revenir sur le curieux paradoxe par lequel nous saisissons tout évènement comme le résultat d’une production, en même temps que comme la manifestation de l’imprévu, de sorte que nous ne savons plus très bien distinguer entre ce qui se produit et ce qui est produit, entre ce qui se présente et ce qui se représente.

L’événementialisation de la vie publique se distribue sur deux axes : celui de la mise en spectacle – de l’exposition, ou de la représentation, dans laquelle la vie publique elle-même est publicisée, et ainsi paradoxalement soustraite au public ; celui de la mise sous surveillance, dans laquelle toute personne est transformée en spectateur ayant réglé le droit d’être là à titre privé, mais également ayant donné tout renseignement garantissant sa neutralité – dans laquelle toute personne est dûment contrôlée et filtrée en amont, afin que ne reste que public, participants ou organisateurs, selon la logique de production en vigueur dans les industries culturelles.

«  Cette discrimination politique s’accompagne de la répression et invisibilisation de toute forme de critique des Jeux Olympiques. Des personnes ont été assignées à résidence, des manifestions ont été interdites sur le parcours de la flamme, des militant·es ont été arrêté·es notamment pour avoir collé des stickers dans le métro ou ont été considéré·es comme saboteurices pour des bottes de paille, tandis que des journalistes ont été en garde à vue pour avoir couvert une visite symbolique des dégâts causés par les Jeux en Seine-Saint-Denis, menée par Saccage 2024. Cette répression inquiétante s’inscrit dans la continuité des discours et volontés politiques visant à criminaliser toute forme d’activisme »La Quadrature du net

La neutralisation de la contestation, à travers l’extension indéfinie des dispositifs de surveillance, au nom de la sécurité et de la sureté de l’Etat, et la liquidation de la critique, à travers la fétichisation du travail de l’art sous la forme de la marchandise culturelle (de la peopolisation de la vie artistique et culturelle, de son icônicisation), particulièrement visible dans le développement croissant du secteur dit « des grands évènements » ou de l’évènementiel, manifestent la jonction souterraine des fonctions de contrôle (la police et la surveillance) et de production (la Prod, dans l’industrie culturelle, exerce son contrôle sur le travail artistique afin de le conformer à la demande, dans une perspective de marchandisation dont le canon est publicitaire).

Opérer la jonction entre les capacités de production des industries culturelles et les capacités de surveillance de l’appareil policier permet de faire évoluer la gouvernementalité du stade du contrôle des populations à celui de la production des évènements.

Produire des contenus, c’est essentiellement contenir des sujets, à la manière dont on incarcère les détenus. Il existe une analogie entre ce que la production industrielle fait à la culture et l’incarcération des personnes sous la forme des détenus dans le système carcéral.

Quand c’est soigneusement produit, c’est soigneusement contrôlé, et c’est aussi plus sûr. C’est ça qu’on appelle une bonne prod, et il est étonnant que le rapprochement avec le travail de police n’ait pas été relevé plus tôt, sinon de manière circonstancielle, comme à l’époque du Maccarthysme.

« On croie que ça ne va pas ensemble, on veut mettre les choses dans des cases, mais en réalité quand ces cases se rencontrent, ça crée de la beauté » déclare Thomas Jolly, metteur en scène de la cérémonie, sur le plateau de TF1.

C’est qu’au fond, il ne s’agit que d’un seul et même mouvement, pris dans une forme dialectique biaisée : l’extension indéfinie des dispositifs de contrôle vise le non-évènement – que rien n’arrive. Le régime d’exception qui justifie le contrôle aboutit au régime du (non-)évènement. Le régime d’exception se subsume sans s’abolir dans son événementialité. Le caractère exceptionnel d’une situation est le résultat de son repli dans sa forme de représentation. Toute chose saisie seulement depuis son reflet dans l’image produite est à la fois représentée et exceptée. Saisie dans un effet d’anticipation, l’évènement n’est plus seulement ce qui se produit, mais il est lui-même produit. L’événementiel est la forme positive de cette négation de l’évènement en laquelle consiste l’état d’exception. Il se peut ainsi que tout arrive pour que rien n’arrive, comme, s’agissant des JO, on ne sait rien des futurs médaillé.e.s, mais on est sûrs qu’il ne se passera rien d’autre que la distribution des médailles – ou du moins, un effort démesuré est déployé pour que rien d’autre n’arrive que cela, l’évaluation dont les médaillés sont l’objet devenant le paradigme de l’opération de contrôle dont la cérémonie est secrètement tissée dans sa trame comme non son moyen, mais sa raison d’être. Et dans cette opération, toutes les contradictions politiques vécues collectivement semblent se résoudre magiquement sans qu’aucune ne soient ni traitées, ni dépassées. Elles sont seulement lissées, comme la mode l’exige des chevelures crépues.

Ainsi, le grand évènement est une trame subjective, ou une technique de gouvernement, mais aussi un style et un genre de pouvoir fondé dans l’exceptionnalité :

« Les grands événements exposés, par leur ampleur ou leurs circonstances particulières, à un risque exceptionnel de menace terroriste sont désignés par décret. »
Article L.211-11-1 du code de la sécurité intérieure

Ce pouvoir de l’évènement se constitue donc par décret – parole univoque du souverain, réalisant un fantasme qui fait le biais dont s’envahit la dialectique qui l’habite : que ce qui arrive puisse être le résultat d’une parole : « J’ai dit, ainsi soit-il ». Et c’est cela essentiellement que l’évènement rassemble dans son dit : son contraire exact, dans l’absence de toute irruption d’un imprévu. L’événementialisation de la vie publique à laquelle procède ce pouvoir est exactement équivalent à la conjuration de tout évènement – une manière de se prémunir par anticipation de ce qui peut arriver sous la forme de l’évènement au sens historique du terme. Une façon de sortir de l’histoire en prétendant la faire.

Dialectique biaisée, le non-évènement de l’événementialisation fait passer nos sociétés du contrôle et du spectacle vers autre chose : des sociétés de l’évènementiel, en ceci précisément qu’elles sont privées de leur événementialité propre. Pour le dire autrement, l’extension du contrôle aux évènements sous la forme d’une production contrôlée de l’évènement signe la tentative du régime politique dit libéral et démocratique de conjurer l’évènement lui-même – une tentative d’interrompre le cours des choses.

Ce n’est pas sur les individus que s’exerce ce nouveau régime de gouvernement, mais sur les structures qui les constituent : langue, récit, imaginaire. La neutralisation des imaginaires sous les formes de l’exposition contradictoire et simultanée en est la règle. Le contrôle vise à réduire à l’impuissance spectaculaire les masses accumulées sous le regard du capital. Médusée, sidérée, les masses plongent dans une fascination morbides pour elles-mêmes.

« L’accès de toute personne, à un autre titre que celui de spectateur ou de participant, à tout ou partie des établissements et installations désignés par le décret mentionné au premier alinéa est soumis à autorisation de l’organisateur »

Idem, Article L.211-11-1 du code de la sécurité intérieure

Dans ce décret, où la personne publique est curieusement désignée du nom d' »organisateur », s’entend le devenir-producteur de l’Etat, ou plutôt la complicité profonde entre la forme-Etat de l’organisation sous l’espèce de la Police et la forme-Marché de l’organisation sous l’espèce de la Prod.

Cette demande de sécurité ou de sureté émane simultanément de la forme Etat et de la forme Marché, opérant la synthèse entre elles sous une forme biaisée qui empêche leur dépassement. Une dialectique sans histoire.

Ce qui est cherché par la Police par dessus-tout : pas d’histoires.

Ce qu’une bonne prod cherche par dessus tout : une bonne histoire à raconter.

Cette contradiction ne se résout pas, mais s’intériorisant, ruine toute histoire en son sein.

Preuve en est la manière étonnante dont force de l’ordre et classes créatives, qui se détestent cordialement, coopèrent à la production de cette synthèse brisée, par coagulation ou co-apposition ou simple adjacence non-liée. Telle est l’allégorie tant vantée d’Aya Nakamura et de la garde républicaine. L’image est celle du zombie qui remet sa tête en place ou se recolle un bras, mais à l’envers, dans ce qui continue à parodier un corps et une démarche – dans ce qui continue à être parodie de soi, sans qu’il n’y ait rien à parodier.

« Un avis défavorable ne peut être émis que s’il ressort de l’enquête administrative que le comportement ou les agissements de la personne sont de nature à porter atteinte à la sécurité des personnes, à la sécurité publique ou à la sûreté de l’Etat. »

Article L.211-11-1 du code de la sécurité intérieure

Ainsi, une fois l’enquête réalisée, les « contenus » assagis peuvent être redéployés – mis en scène dans un théâtre qui se superpose au réel – Paris, grandeur nature, en live, comme si on y était (et certains mêmes auront payés cher pour y être, on nous le répète assez) – et cette fois toute conflictualité agitant Paris a disparu comme les boucles dans la chevelure, lissées, Paris est à plat sur l’écran comme les corps noirs et blancs bien rangés peuvent enfin se mélanger sans craindre qu’ils s’écharpent, sur un rythme bien réglé : toute charge politique effacée se substitue un curieux sentiment de ravissement ; esthétisés à mort, les corps sont beaux comme dans un défilé de mode, et ça a la même insipidité…

« On croie que ça ne va pas ensemble, on veut mettre les choses dans des cases, mais en réalité quand ces cases se rencontrent, ça crée de la beauté » déclare Thomas Jolly, metteur en scène de la cérémonie, sur le plateau de TF1.

Bien sûr, la forme-décret étant la traduction matérielle de ce pouvoir d’organiser l’évènement, son instruction se fait en dessous du cadre régalien de l’état de droit : il se fait sous la forme infra-ordinaire de l’enquête administrative. Il s’agit de bien s’assurer de la distribution de chacun dans sa case, avant qu’on les fasse se rencontrer. Ce sera d’autant plus beau, que c’est moins dangereux. C’est pourquoi ce pouvoir est, à la suite des régimes disciplinaires et de contrôle, et dans l’approfondissement de ces derniers, essentiellement policier. Mais il n’est plus seulement cela, ou du moins le corps de la Police n’en est plus le seul instructeur. La rencontre entre le spectateur et le policier opère une synthèse dans ce nouveau pouvoir, sous la forme d’un couple fantasmatique : le tout-voir et le tout-vu. Ou plutôt, dans la poursuite d’un vieux fantasme : celui de tout voir, partagé à une échelle inédite et conjoint à un autre : celui d’être soustrait à toute inconnue. Le Voyeur, ayant tout vu, échappe à sa propre histoire – échappe à l’engendrement.

Tout-voir, c’est le travail de la police pendant les JO – ce dont la garde républicaine nous assure. Que tout y soit déjà-vu, c’est probablement la caractéristique esthétique la plus frappante de la cérémonie d’ouverture de cet évènement : Lady gaga reprend Zizi Jeanmaire ; Aya Nakamura reprend des vieux tubes, dans un pot pourri ; Philippe Katerine reprend un tableau de maitre ; Arielle Dombasle une symphonie de Beethoven, etc… Que de reprises ! le caractère de citation y est envahissant, participant à la montée d’une atmosphère kitsch dans laquelle s’efface la distinction entre le réel et le représenté, par l’accumulation de références interposées.

La cérémonie a coûté 120 à 130 M, une peccadille dans le financement de près de 10 milliards des JO – dont seulement 4% de financements publics, ce qui est vraiment formidable !

La même année, le Ministère de la Culture avait annoncé une coupe franche de 200 millions d’euros dans son budget, dont 96 millions en moins pour la création artistique, soit 10% de son budget annuel.

Ça fait cher le concert de reprises. C’est ce qu’on appelle « chevaucher le tigre »?

Pleine face, Aya Nakamura et ses comparses exécutent le salut militaire sans l’ombre d’un second degré.

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