Fabriques artistiques, lieux intermédiaires, espaces-projets, créations partagées… qui y a-t-il de commun entre ces expériences singulières menées en Languedoc-Roussillon ? Le 12 novembre 2013, à la Friche de Mimi, ARTfactories/Autre(s)pARTs encadrait un atelier de réflexion sur le sujet.
Un atelier de réflexion à la Friche de Mimi
Située à Montpellier dans le quartier de Figuerolles, La Friche de Mimi existe depuis 2006. Elle rassemble une dizaine de structures qui se partagent 650 m2 d’anciens entrepôts. La majorité d’entre elles sont des compagnies évoluant dans le domaine du spectacle vivant, mais on y trouve aussi une association de production audiovisuelle.
Le lieu est privé. Sa propriétaire (Mimi Vergne) occupe la maison située à l’entrée de la cour. Cette précision est importante : durant la journée, il a souvent été question des conditions d’occupation de ces “espaces-projets” également appelés “friches”, “lieux intermédiaires”, “fabriques artistiques”…
Enjeux et contraintes de la journée
Cette journée de réflexion comportait plusieurs enjeux. Au niveau local, il s’agissait de poursuivre la mise en place d’une fédération des acteurs expérimentant de nouvelles manières de faire art et culture en Languedoc-Roussillon. Pour l’association ARTfactories/Autre(s)pARTs, cet atelier permettait de nouer des liens avec la région tout en accompagnant cette dynamique collective naissante. Les modalités de cet atelier étaient par ailleurs différentes de celles habituellement proposées par Af/Ap (cf. les autres ateliers de réflexion).
Imaginées par Emilien Urbach (compagnie Sîn), les règles du jeu de cette journée d’échange visaient, selon ce dernier, à « rendre les choses plus vivantes qu’elles ne le sont lorsque des personnes se retrouvent assises autour d’une table ». La journée était organisée de la manière suivante :
- le matin, 6 rencontres performatives suivies d’un échange avec la salle
- l’après-midi, 4 ateliers de réflexion regroupant chacun une douzaine de participants débattant de l’une des 4 notions retenues.
Les 6 structures ayant accepté l’exercice de la performance disposaient de 6 minutes pour réagir à la Lettre ouverte aux élus et responsables de politiques culturelles. Publiée en juillet 2013 par ARTfactories/Autre(s)pARTs suite à la parution du livre In Vivo, cette Lettre avait été remise quelque temps auparavant aux performeurs. En plus d’une contrainte de temps, trois objets leur étaient imposés (une bêche, une roue, un mégaphone) ainsi que trois estrades de 1 m2. À la suite de chaque performance, la salle était invitée durant 4 minutes à réagir, débattre, poser des questions.
Ces performances étaient suivies par 4 “architextes” qualifiées par Emilien Urbach « d’observateurs assidus ».
Tous membres d’ARTfactories/Autre(s)pARTs, Eric Chevance, Claude Renard, Laurie Blazy et Yves Fravega se sont réunis à l’heure du déjeuner pour retenir 4 notions, 4 thématiques évoquées durant la matinée et, selon elles, intéressantes à mettre en discussion l’après-midi.
Les ateliers de réflexion organisés l’après-midi étaient également placés sous contrainte afin de favoriser la circulation de la parole. Chaque participant disposait de 5 minutes pour proposer sa propre définition de la notion choisie ou, plus simplement, les réflexions qu’elle lui inspirait. Un(e) gardien(ne) du temps veillait au respect de cette contrainte tandis qu’un(e) modérateur/trice était responsable des échanges succédant au tour de table inaugural. Au terme des 3 heures d’échange, chaque groupe avait à proposer une ou plusieurs définitions collectives du thème proposé.
Les 4 mots du jour : artiste citoyen, résistance, fabrique, commun.
// Atelier n°1 //
Qu’est-ce qu’un artiste citoyen ?
À la question posée aux participants de cet atelier — « qu’est qu’un artiste citoyen pour vous ? » -, la réponse de Caroline (compagnie La Hurlante) mérite d’être rappelée. En précisant qu’elle préférait parler de « projets-lieux » plutôt que « d’espaces-projets » (cf. l’intitulé de cette journée), elle plaçait d’emblée l’accent sur le projet. Beaucoup des participants à cette journée occupent des lieux, mais un grand nombre d’autres sont nomades, certains par défaut, d’autres par choix. Sans attache particulière à un bâtiment, ils sont peut-être moins tentés d’y faire entrer tous leurs projets. En précisant ensuite qu’elle préférait parler de « créations de partage » plutôt que de « créations participatives », elle interrogeait les intentions de ce type de création auquel sont associés des habitants, des non-artistes. Dans le premier cas, la rencontre donne lieu à une création, dans le second, la création est le lieu d’une rencontre. Cette nuance touche à la position de l’artiste au sein du processus créatif dont il tantôt l’auteur, tantôt seulement l’un des rouages.
Société d’artistes ou société sans artistes ?
Le statut de l’artiste dans la société contemporaine a été un sujet-pivot de la discussion. Considérant que « nous vivons dans une société sans artistes », Mathieu (association le Garage électrique, Friche de Mimi) constatait que celle-ci ne laisse plus de place aux artistes ni à l’art. Yves Fravega ajoutait que les Nouveaux Territoires de l’Art accueillent en effet des artistes comme des non-artistes. Cette complexification du champ artistique et culturel marque-t-elle pour autant la fin des artistes et de l’art ? De fait, il existe aujourd’hui différentes manières de faire œuvre. Véronique considère ainsi que les fêtes organisées par l’association Teuf-teuf basée à Ganges sont des créations à part entière. Question de définition ou de perception ? Claire Schneider, coordinatrice de la Filature du Mazel à Valleraugue, se réjouissait au contraire de voir de plus en plus d’artistes en France, et de constater qu’ils y occupent une place toujours plus importante. Sans entrer dans le débat philosophique qu’il aurait fallu avoir pour statuer sur ce qu’est un artiste et sur ce qu’est l’art aujourd’hui, les participants se sont accordés pour dire que nul aujourd’hui ne faisait autorité en la matière et n’était capable d’imposer une définition valable pour tous !
Extension du domaine artistique
C’est Jules Desgoutte (ABI/ABO, friche Lamartine, Lyon) qui, en se demandant en quoi ces nouvelles manières de faire œuvre se distinguaient des productions délivrées par les industries culturelles, a déplacé le cours de la discussion. Que l’on constate une disparition des artistes ou leur multiplication, force est de reconnaître que ce phénomène intervient dans un contexte de massification de la production artistique. Cette réalité perturbe l’interprétation qu’on peut en avoir au point de lui donner des significations radicalement opposées. La société créative est-elle en train de supplanter les mondes de l’art ? L’extension du domaine artistique redistribue les fonctions si bien qu’on ne sait plus qui est artiste, qui est spectateur, qui fait/ce qu’est l’œuvre. Reste une demande voire un besoin de clarification. Pour preuve cette journée dont l’objet, symptomatique dans une certaine mesure, était précisément de « définir un vocabulaire commun »…
Artistes, spectateurs, œuvres : les instances redistribuées
Bien que les participants à cet atelier ne soient pas parvenus à s’entendre sur une définition unique de l’artiste citoyen, ils ont néanmoins identifié que leurs démarches pouvaient se répartir en deux grandes catégories. D’un côté, celles qui revendiquent une portée sociale, de l’autre, celles qui recoupent des problématiques sociales. Dans tous les cas, les artistes sont conscients de vivre en société, d’être remis en question par elle autant qu’ils peuvent eux-mêmes en interroger les représentations ou les fonctionnements. Là est peut-être le sens premier de cette notion d’artiste citoyen, quelqu’un qui prend acte de cette transformation des liens existant entre les artistes, les œuvres et les spectateurs. Quelqu’un qui travaille à l’intérieur de cette redistribution des rôles. Quelqu’un qui questionne les rapports entre ces différentes instances. D’où il apparaît que son action n’est pas liée à un espace ou à une population, mais qu’il utilise l’un et l’autre comme supports d’un questionnement plus global.
Les Nouveaux Territoires de l’Art
Plutôt que de continuer à chercher ce qu’est un artiste, de surcroît citoyen, Jules Desgoutte a tenté d’éclairer autrement la situation à laquelle les artistes sont aujourd’hui confrontés (intervention à écouter ci-dessous). Selon lui, la question n’est pas de savoir qui est artiste, mais de voir comment ceux qui se qualifient d’artistes prennent aujourd’hui position. Reprenant à son compte le concept développé par Deleuze et Guattari, Jules Desgouttes a fait observer que l’art est pris dans un mouvement de déterritorialisation, c’est-à-dire qu’il subit la disparition des frontières qui distinguaient autrefois l’art de ce qui n’en est pas.
Tout est art / rien n’est art sont deux conclusions radicales face à une même difficulté (impossibilité ?) : dire où il se trouve.
Aujourd’hui, avec ce que certains ont appelé au début des années 2000 les Nouveaux Territoires de l’Art, expression qui selon lui garde toute sa pertinence, on assiste à une tentative de reterritorialisation de l’art. Des personnes essaient de récréer des frontières autour du mot « art », c’est-à-dire de lui trouver une nouvelle définition. Ce phénomène s’observe à travers l’occupation de lieux non consacrés (appelés friches, lieux intermédiaires etc.), le développement d’expériences artistiques difficiles à nommer, etc.
En phase avec cette analyse, Mathieu ajoutait que cette déterritorialisation s’éprouve à tous les endroits et sur tous les plans. Le besoin de recréer du sens sur nos territoires, dans nos champs d’intervention, dans nos vies est partagé par tous selon lui.
Dès lors, on comprend que la question ne peut pas porter sur le lieu que l’on occupe, mais sur la manière dont on lui donne du sens ainsi que l’annonçait Caroline en début d’atelier. Faut-il alors penser qu’un artiste est celui qui habite un lieu (et sa vie), quelle que soit sa pratique, et que c’est cet engagement que l’on reconnaît avant toute chose, et même avant la forme esthétique que cet engagement peut prendre ?…
Synthèse réalisée par Sébastien Gazeau pour ARTfactories/Autre(s)pARTs