Ce qui devrait nous étonner, c’est, d’une part, que nous saisissions la cérémonie d’ouverture d’une manifestation sportive comme « un évènement culturel », et parlions à son sujet de la même manière que nous le ferions à propos d’une oeuvre d’art – ce qui prouve l’efficacité et la profondeur de l’événementialisation de la culture – et d’autre part, que nous puissions le faire d’une manière si parfaitement a-critique – manière parfaitement nécessaire à ladite événementialisation. Et en effet, d’un point de vue critique, qu’y aurait-il d’autre à dire à propos de la manifestation d’ouverture des JO que ces quelques mots empruntés au style tardif du philosophe critique Alain Jugnon, dans l’ignorance superbe que ce style tardif autorise du caractère suranné et absurde de la critique elle-même, dans une telle situation : « de la merde en boite » ?

Ainsi, la cérémonie, tout le monde en parle, mais personne ne la critique. Ce qu’on trouve, à la place de la critique de la cérémonie, c’est un curieux besoin atavique de justification. Or, ce n’est pas parce que Poutine ou l’extrême-droite rejette la cérémonie des JO dans leur mauvaise foi, qu’il faudrait s’en défendre. Elle est la caricature de tout ce qu’il y a de plus détestable dans l’évolution du signifiant culture, en matière de politique comme dans le discours ordinaire, où il se resignifie petit à petit depuis le double enjeu de l’attraction et de la contrefaçon. L’événementialisation, le caractère publicitaire, la réduction à l’effet d’appel, l’hyperspectacle : tout cela est le résultat de l’industrialisation du secteur culturel. Le plus étonnant, le plus symptomatique, néanmoins, en est le caractère profondément acritique – la renonciation à la valeur de la critique, y compris dans les classes éduquées, quitte à le faire au nom d’une critique sociale de la valeur. Ainsi, le metteur en scène Thomas Jolly peut-il indifféremment mettre en scène Shakespeare, Starmania ou la cérémonie des JO. Le passage du discours critique au discours publicitaire comme opérateur de la valeur en art illustre l’intégration de la culture dans le champ de l’économie, sa fétichisation en tant que « marchandise pas comme les autres » ou, pour le dire autrement, le recouvrement par le marché de la sphère de l’expérience esthétique. Pas de cérémonie des JO dans tout Paris sans smartphone et transformation des berges de la Seine en scène et encore en Cène – où Paris est un live stream comme l’hostie l’Esprit-saint.

Toute chose égale par ailleurs – cette mise en valeur de l’expérience esthétique a son pendant éthique : Disney pourrait en être le provider ou le fourgue. Et de manière étonnante, quoique convenue, il en serait aussi le fossoyeur, les égalisant toutes dans un parfait non-sens en les rendant interchangeables (c’est à dire en offrant à chacun.e la possibilité de faire son marché parmi l’ensemble des régimes de valeur « en même temps » – afin que chacun.e en ait pour son compte, et même un peu plus : du queer assaisonné d’un zeste de virilisme ; du national sauce décolonial, etc…). Ainsi s’effondre l’hypothèse libérale, rationaliste, analytique, selon laquelle sens et valeur sont une seule et même chose – hypothèse dont la fin est destruction de la vie (le raccourci est rapide, mais indiquons un chemin pour l’intuition : que la vie soit la valeur suprême). Faut-il alors se rendre au discours des réactionnaires et dénoncer la perte des valeurs ? C’est le contraire exact : car c’est bien la mise en valeur de toute chose qui est catastrophique. Pour le marché, elle n’est pas seulement le prélude à son pillage, mais son pillage par anticipation ; un pari truqué dans un match perdu d’avance. Elle est la même chose que sa destruction systématique (de la même façon que rien pour le parrain de la mafia qui a payé le boxeur n’est plus important que le respect des valeurs de la boxe).

L’icône est la forme-fétiche de la marchandise culturelle. Icôniciser, c’est détruire une chose à force de la faire valoir. L’icône, c’est la destruction par l’image. Détruire une chose à force de l’exposer, de la ramener à sa valeur de monstration. Ça s’applique à tout, une chanson populaire, une pratique sexuelle déviante, une espèce d’autruches menacée, de la race au genre en passant par un quartier de Paris, la culture populaire ou le vivant. Et c’est une forme réfléchie – on s’expose, on se montre, on se fait valoir : le sujet de l’exposition est toujours pris dans le processus de production de la valeur d’une icône, de sorte que semble s’y résoudre magiquement la dialectique du maitre et de l’esclave en laquelle se révèle habituellement l’aliénation. Mais une icône, qu’est-ce sinon précisément que ce qu’on ne peut pas critiquer ? Aya Nakamura comme Vladimir Poutine.

Un temps, la critique a été le vecteur de la production de valeur dans le champ de l’art et de la culture (la production d’un discours critique autorisé). Ce discours critique a été progressivement remplacé par un discours au caractère acritique et seulement communicationnel dans lequel le discours sur l’art et le discours de l’art se confondent – un discours publicitaire. Ce mouvement est l’indicateur de l’intégration réussie de l’art et de la culture dans le champ de l’économie de marché. Face à ce discours bruyant, le discours critique est impuissant, puisqu’on ne peut rien objecter à ce qui n’affirme rien d’autre que son propre envahissement. Ainsi, et sans que cela n’enlève rien à l’importance du travail critique, la critique a perdu toute valeur, en même temps que le discours critique a perdu toute emprise – on pourrait même dire que le travail critique s’en trouve libéré (un peu comme l’enseignement des langues mortes s’est trouvé libéré récemment des enjeux de reproduction sociale qui lui était traditionnellement attachés en même temps que les nouvelles élites se convertissaient à une culture de marché et renonçaient à l’humanisme). Et d’ailleurs peut-être est-ce là le destin de la critique comme pratique culturelle : un enjeu de formation pour les futures élites – un plaisir gratuit, un peu désuet, et dont on peine à justifier l’entretien. Comble pour la critique : conçue par Marx comme le moyen de faire de la philosophie un travail à même non plus seulement d’interpréter, mais de changer le monde, elle serait ainsi devenue le dernier refuge de la distinction sociale, un loisir réservé aux héritier.e.s désoeuvré.e.s du capitalisme culturel.

Si toutefois l’icône est la forme de la fétichisation de la marchandise culturelle, alors, par retournement, la critique pourrait-elle être redéfinie (et même sauvée) comme une forme d’iconoclastie ?

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