Le 23e atelier de réflexion d’Artfactories/autresparts s’est déroulé à la Briqueterie les 21 et 22 septembre 2018. Il s’inscrivait dans le cadre de Rentrée en friches, un programme de rencontres et de débats organisé par, dans et autour de ce lieu intermédiaire situé à Amiens. En quatre sessions et sous quatre angles différents, les nombreux participants à cet atelier se sont interrogés sur les rapports complexes qui existent entre l’usage et la norme au sein des friches.

Quels que soient les noms qu’on leur donne, les friches, tiers-lieux, fabriques, espaces-projets ou lieux intermédiaires et indépendants suscitent un intérêt croissant ces dernières années, en particulier en France. Citoyens, élus, amateurs et professionnels tous secteurs confondus, à la ville comme en campagne, y trouvent ou y cherchent un terrain pour renouveler leurs manières de penser et de faire. Une telle attraction, si largement partagée, pose question. Quelles réalités, quels enjeux derrière la diversité des mots ? Quels points communs, quelles nuances d’une situation à l’autre ? Pour démêler le singulier du général, chaque session de ce 23e atelier s’articulait autour de présentations d’expériences, chaque fois mises en relation avec d’autres, le tout sous l’éclairage de notions transversales. Il s’agissait du public dans la première session, de l’institution dans la suivante, de la capacité instituante dans la 3e et du territoire dans la dernière.

1. COMMENT RECEVOIR DU PUBLIC DANS UN LIEU HORS-NORME ?

Deux récits inauguraux ont permis d’entamer la discussion sur les problématiques liées à l’accueil du public, et plus généralement au rapport à l’espace public que ces espaces-projets entretiennent.

DANS LE CAS DE POL’N ➚, l’histoire commence à Nantes il y a une quinzaine d’années et se concentre autour d’un bâtiment occupé aujourd’hui par treize associations œuvrant dans le secteur artistique. Son propriétaire (un particulier non impliqué dans l’association) le loue aujourd’hui à la ville de Nantes, qui le sous-loue à l’association POL’n, laquelle le sous-loue à son tour à ses 13 associations membres. En plus du loyer (à hauteur de 90%), la ville prend en charge les fluides et verse à POL’n une subvention de fonctionnement de 10 000 € par an. Illégalement depuis son ouverture, mais en toute transparence avec les services de la ville, POL’n accueille régulièrement du public sans y être habilité en tant qu’établissement recevant du public (ERP). Preuve que la chose était acceptable, un courrier du directeur des affaires culturelles de la ville a formalisé cette autorisation par écrit en 2009. L’équipe de POL’n a même bénéficié depuis lors de diverses formations sur la sécurité afin d’accueillir du public dans de bonnes conditions.

Mais les services juridiques municipaux sont devenus plus rigoureux suite au dernier changement de mandature, exigeant que le bâtiment soit mis aux normes pour un coût estimé à 650 000 €. N’étant pas propriétaire, et n’ayant pas trouvé d’accord avec le propriétaire actuel pour qu’il lui vende le bâtiment, la ville refuse de payer cette mise aux normes et réfléchit à une solution de relogement de POL’n, à l’échéance de son bail, en mars 2021. Le problème est que ni le projet ni l’avis de association ne sont pris en considération dans cette perspective. Il est ainsi question que le nouvel endroit se situe en périphérie de Nantes et puisse héberger d’autres associations, non choisies par POL’n ni en lien avec ses activités. Cette situation crée un climat inconfortable et des tensions au sein de l’association dont les membres se divisent entre, d’un côté, ceux qui marquent un fort attachement au lieu et à son emplacement actuel en centre-ville, et de l’autre, ceux qui défendent l’esprit du projet et la possibilité de le réinventer ailleurs.

LA FRICHE LAMARTINE est le deuxième moment d’une histoire qui remonte au début des années 2000, lorsque la friche RVI occupait environ 30 000 m2 dans le 3e arrondissement de Lyon. Après la destruction de ce dernier site par un incendie dont l’origine reste mystérieuse, la ville de Lyon a proposé une solution de relogement dans un bâtiment de moindre capacité, rue Lamartine. Occupés au départ par 7 collectifs d’artistes et le collectif Lamartine, les 3500 m2 de cette nouvelle friche réunit désormais 90 équipes artistiques permanentes rejointes temporairement par une centaine d’autres, soit environ un millier de personnes chaque année. Échaudée par la friche RVI où l’accueil du public était tout à fait illégal, quoi que toléré, la ville de Lyon s’est montrée très tatillonne à ce sujet en établissant la convention d’occupation de la friche Lamartine. Suivant à la lettre la norme ERT (Établissement recevant des travailleurs), les services techniques de la ville ont peu à peu considéré que seules les personnes dont la présence étaient encadrées par un contrat de travail étaient autorisées à venir sur le site. Une lecture aussi rigoriste revenait à considérer toute autre personne comme faisant partie du “public”, écartant du lieu les membres de l’association, les bénévoles, et même la majorité des artistes usagers de la friche qui, disposant d’un atelier sur place, n’étaient pas nécessairement sous contrat avec elle !… L’accueil régulier du Frich’Market, une ressourcerie dont l’activité était déjà appréciée par la municipalité, a heureusement permis de renégocier ce type de catégorisation. Parallèlement, les services de la ville ont fait preuve d’une certaine tolérance au fil des ans pour que des ouvertures publiques aient lieu exceptionnellement. Mais, depuis l’an passé, les services techniques, invoquant le désaccord potentiel des pompiers (sans qu’il ait été possible de savoir s’ils avaient été consultés…), refusent toute exception.

Annoncé dès l’entrée dans les lieux, mais à l’étude depuis 2015, un plan de relogement est par ailleurs en cours de négociation, avec un engagement de la ville sur un budget de travaux d’1,5 M€. La proposition de la ville (un espace de 2000 m2, complété par un autre de 500 m2, séparé du premier) est non seulement insuffisante pour accueillir tous les lamartiniens mais divise ces derniers. Faut-il s’en contenter ? Et si oui, qui pourra être relogé et qui restera sur la touche ? Qui a la maîtrise du projet ? Sur le plan architectural, la ville a refusé que l’association soit maître d’ouvrage du 1er bâtiment mais y consent pour le second dans un cadre limité, ce qui divise encore plus les lamartiniens. Sur le plan associatif, ces derniers s’organisent en interne pour débattre du projet tel qu’il doit être repensé et se donner des marges de négociation dans leurs échanges avec la ville.

SENS ET CONTRE-SENS DU PROJET

Qu’il soit abordé sous l’angle juridique, technique ou du projet associatif, le problème sous-jacent à ces deux situations est d’ordre public et porte plus particulièrement sur la nature des modes d’occupations de ces espaces. L’accueil de public permet en effet des échanges, des activités, des projets dont la portée politique est plus ou moins acceptable. Il suffit de reprendre l’histoire de POL’n et de RVI/Lamartine et de voir par quelles phases de tolérance et d’intolérance les autorités publiques sont passées pour s’en convaincre. On remarquera d’ailleurs que ces phases ne sont pas toujours corrélées à la vie des lieux. Si l’incendie de RVI peut expliquer quelques précautions vis-à-vis de ses avatars successifs (avec plus ou moins de bonne foi), le manque de réflexion et de négociation sur le relogement de Pollen semble pour sa part sans raison. Difficile de connaître et de comprendre les intentions de la ville.

Dans tous les cas, les acteurs constatent de réelles et durables difficultés à parler de projet avec les pouvoirs publics, lesquels ont tendance à évincer la question du sens au profit d’arguments techniques réducteurs (la sécurité, les pompiers, le coût des travaux, la mutualisation des moyens, etc.).

Conséquence notable d’un tel nœud gordien — qui apparaît de façon systématique dans l’histoire d’innombrables lieux intermédiaires -, les acteurs eux-mêmes sombrent dans la confusion, ne sachant démêler ce qui, dans un projet, relève des personnes ou de l’espace.

Selon Fabrice Raffin, ce problème repose sur la tension entre deux conceptions de la culture qui apparaissent antinomiques et incompatibles au moment où il devient question de relogement. Les apolliniens, soumis aux exigences de l’institution culturelle, accepteraient dans ces moments-là de réviser leur projet en quittant ces lieux de l’incertitude, de l’obscur et de l’inconscient, qualifiés par lui de dionysiaques en référence à Nietzsche. Ils s’inscriraient alors dans des lieux et dans des projets mieux encadrés par les pouvoirs publics, en accord avec l’idée que ces derniers se font de la cohésion ou de la paix sociale par exemple. À l’évidence plus sensible aux lieux relevant à ses yeux du dionysiaque, Fabrice Raffin donnait en exemple l’Usine à Genève qui a non seulement résisté aux assauts d’une municipalité défavorable, mais qui s’est engagé sur le terrain du politique il y a quelques temps.

Les interventions de Joël Lecussan (Mix’Art Myrys, Toulouse) et de Boueb (Les Ateliers du vent, Rennes) ont nuancé cette analyse. Sans nier l’importance et la pertinence d’un engagement politique (Mix’Art Myrys était parmi les premiers motivé.e.s, liste électorale ayant remportée 12,5% des suffrages au premier tour des municipales de 2001…), l’un et l’autre évoquaient tour à tour les difficultés qu’il y a à entrer en politique et le fait que les acteurs, de l’intérieur même des lieux qu’ils occupent, sont eux aussi producteurs de normes, oscillant perpétuellement entre le dionysiaque et l’apollinien. La sécurité est par exemple un problème pour les acteurs eux-mêmes, lesquels peuvent également se montrer modérés sur le sujet dès lors que leur responsabilité se trouve expressément engagée.

PRODUIRE DE L’ESPACE PUBLIC

Reste la nécessité de maintenir un rapport de force, à l’intérieur des lieux comme avec l’extérieur, et notamment avec les pouvoirs publics, rapport de force permettant de questionner perpétuellement la fonction agissante de ces lieux et leur rôle de production d’espace public.

La fréquentation publique peut ainsi devenir un élément à opposer aux pouvoirs publics qui cherchent souvent à dénigrer cette dimension pour cantonner l’activité des lieux au domaine privé. Mais là encore il importe de savoir à quoi renvoie cette fréquentation et comment elle sert un projet. La vente de boissons, par exemple, peut participer d’une action publique, apporter d’importantes ressources propres mais aussi donner des arguments à des instances de contrôle. Ce fut le cas aux Ateliers du vent dont le commissaire aux comptes a découvert que le lieu vivait de la vente de boissons alors qu’il n’en avait pas le droit ! À la friche Lamartine, la venue de personnes pour une activité acceptable aux yeux de la municipalité (Frich’Market) a rendu possible la fréquentation d’un lieu jusqu’alors interdit au public. C’est en stratèges et de l’intérieur du lieu qu’ils occupent que les Lamartiens ont fait évoluer la norme en matière d’accueil du public.

Citant Georges Canguilhem pour qui le vivant est le principe normatif par excellence, Jules Desgoutte s’efforçait de montrer que les friches, en tant que lieux vivants, avaient tout intérêt à se penser à partir de leur puissance instituante. Selon lui, l’intermédiation porterait une puissance normative propre, par sa capacité imaginative ou instituante. Elle serait une manière « d’habiter entre », une capacité « à ouvrir des espaces », aussi bien concrètement que symboliquement.

« Maintenir ouvert le champ des possibles », jouer avec les contradictions, profiter de certains confusions peut produire des usages nouveaux d’où peuvent découler des normes et des droits inédits. Encore faut-il faire l’effort de nommer et de penser finement les expériences en cours et d’en montrer la valeur d’usage. Ainsi, l’engouement actuel pour les tiers-lieux profitera-t-il aux lieux intermédiaires ? En insistant sur le rapport à l’ouvrage, tel qu’il se joue dans la pratique artistique et en rapport à un espace, les lieux intermédiaires se distinguent des tiers-lieux, qui portent des enjeux de transformation du rapport au travail en hybridant ce dernier au lieu de vie. Ces enjeux ne sont toutefois pas étrangers aux lieux intermédiaires, de même que la question des communs qui agite également les tiers-lieux. Peut-être serait-il plus opportun d’observer l’évolution des intérêts et des rapports de force entre acteurs revendiquant l’appellation de tiers-lieux, afin d’envisager au mieux les stratégies et les actions à mener au nom et par les lieux intermédiaires.

2. COMMENT LES FRICHES SE POSITIONNENT-ELLES PAR RAPPORT AUX RÈGLES INSTITUTIONNELLES ?

Ouvrant cette deuxième session, Boris Grésillon tentait d’expliquer l’intérêt rencontré par les friches auprès d’une grande variété de personnes. Pour un chercheur, elles sont un objet passionnant, complexe, hybride, où se concentrent une multitude d’enjeux, parfois contradictoires, dont certains dépassent ceux qui les occupent. S’ils manquent de vigilance, ces acteurs risquent de se fragiliser et de devenir les instruments d’actions qui, au final, les desservent. Pour l’éviter, Boris Grésillon en appelait à un travail de clarification dans les relations qu’ils entretiennent avec les différentes parties-prenantes, clarification sur les attendus et les capacités des unes et des autres. Pour faciliter ce travail, il proposait de lister ces éléments dans des cahiers des charges évolutifs au gré de l’expérience acquise.

Le témoignage de Jean-Philippe Lucas donnait en exemple le Doc, un lieu ouvert en 2015 par la coopérative d’entrepreneurs Ancoats dans un ancien lycée du 19e arrondissement parisien. Une centaine d’artistes y travaillent sur 4 étages et 3 000 m2. Le lieu, « un peu autogéré », accueille du public (environ 10 000 personnes en 2017) quoi qu’il n’ait pas le titre d’ERP. Dans un « rapport ambigu aux institutions », encadré par un règlement de 7 pages, le lieu se développe selon un « fonctionnement semblable à une école d’art », et collabore d’ailleurs avec beaucoup de « vraies » écoles d’art. Il se trouve néanmoins dans une situation inconfortable, personne n’étant en mesure de savoir combien de temps durera l’aventure. Reste que ses occupants participent bénévolement à la vie du lieu, certains de leurs projets bénéficiant de subventions, mais pas le lieu dont le budget (120 000 €/an) repose pour moitié sur la location d’espaces, pour un quart sur la vente de boissons et pour le reste sur de la privatisation.

DANGERS DE L’URBANISME TRANSITOIRE

L’urbanisme transitoire amenait quelques questionnements à la suite de cette présentation. Le rapprochement des intérêts publics et privés à l’œuvre dans ce phénomène interrogeait Jules Desgoutte sur la définition de l’action publique et sur ses modes opératoires en matière d’aménagement du territoire. De son côté, Boris Grésillon rappelait que l’urbanisme transitoire n’a aucune visée humaniste mais cherche uniquement à éviter les squats et à rendre des quartiers plus attractifs.

Christian Mahieu, représentant la plateforme de tiers-lieux lillois Catalyst, reprenait à sa manière l’exercice de clarification entrepris avec cet atelier de réflexion. La multitude des initiatives observables partout et en tous domaines gagnent selon lui à être pensée au moyen du concept de communs. La ressource et son partage sont en effet au cœur de ces lieux (tiers, intermédiaires, etc.) et il indiquait combien il lui semblait essentiel d’inciter tous les acteurs, et les puissances publiques qui peuvent les soutenir, à penser ces modalités de partage (d’espace, d’expérience, de savoir-faire, d’outils techniques, etc.). L’intermédiation évoquée plus tôt, lui semblait également une dimension à valoriser. Il proposait pour se faire d’établir des « cahiers d’activité » afin de cerner la nature des activités menées et d’en favoriser la mise en commun, conscient toutefois du risque de modélisation qu’une telle logique peut générer. De même qu’on observe tout et son contraire derrière des dénominations identiques, il y a un risque à « parler le tiers-lieu » et à oublier que toutes ces initiatives sont le terrain « d’un entreprendre singulier ».

En reprenant à son compte le concept de communs souvent abordé lors des derniers ateliers de réflexion d’Artfactories/autresparts (à lire notamment ici et ), Jules Desgoutte montrait comment il était possible de maintenir vivante la tension décrite plus tôt entre singulier et général. De nombreuses expériences italiennes ont prouvé qu’il était possible d’asseoir un projet singulier sur le droit commun, en s’appuyant en l’occurrence sur la notion de droit civique d’usage. C’est en faisant valoir un usage, et en l’articulant au droit italien, que certains lieux ont réussi à donner une assise juridique reconnue par des tiers à leurs aventures singulières. L’Asilo, à Naples, s’est ainsi doté d’une charte, sorte de règlement intérieur qui lui est propre, mais qui repose sur des outils juridiques généraux. Une charte est un outil commun concret qui peut être mis à la main de chaque collectif.

DÉFINITIONS DE L’ACTION PUBLIQUE

Reste que toutes ces aventures pâtissent toutes, plus ou moins, d’un manque de distance sur ce qu’elles charrient. Quelque chose est en cours, mais quoi exactement ? S’il existe à l’évidence de grandes différences entre telle et telle situation, il serait dangereux de croire en l’existence d’un « modèle pur » selon Christian Mahieu. A contrario, notait un participant, on peut observer que s’impose d’ores et déjà une certaine représentation de ce que sont ces lieux, malgré toutes les nuances parfois importantes qu’on venait d’évoquer. Selon ce participant, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes était sans doute la plus grande friche actuelle, alors qu’elle est rarement rattachée à cette dénomination.

Un autre se demandait si la nature de l’occupation en question à NDL n’était pas irrecevable par les pouvoirs publics qui privilégient des initiatives qui ne les engagent pas, ou peu, ou qui leur assurent un bon retour sur investissement à court terme. Dans tous les cas, l’enjeu ne consiste pas tant à s’affranchir ou non des institutions, qui, on l’avait vu le matin même, ne sont pas seules à pouvoir créer des normes, que de savoir quelles conceptions de l’action publique et du collectif se cachent derrière ces aventures.

L’exemple de l’Usine à Genève était repris comme exemple d’une démarche hybride où institutionnel et alternatif s’entrecroisent, ce qui permet d’envisager la notion d’utilité publique à nouveaux frais. Un bon connaisseur de ce lieu expliquait comment ses membres, face aux difficultés posées par le représentant d’une collectivité locale qui, à leurs yeux, abusait de son autorité pour y interdire la vente de boissons, avait proposé de mettre cette autorité en débat sur la place publique. En organisant une grande fête dans l’espace public, quand elle se serait déroulée au sein de l’Usine en temps normal, on avait prouvé que cette dernière avait une utilité publique et qu’elle représentait bien plus que les quelques individus auxquels cet élu avait réduit l’Usine. Montrer que le problème n’était pas d’ordre interindividuel mais collectif démontrait qu’il était possible d’instituer un modèle alternatif à celui que cet élu avait en tête.

LE TEMPS DES FRICHES

Cet exemple donnait matière à discussion sur deux points supplémentaires : la capacité à rester en mouvement et la question de la pérennisation. L’histoire de ce lieu et de bien d’autres est émaillée d’inventions quotidiennes, plus ou moins imperceptibles, toujours fondamentales, qui expliquent à la fois l’intérêt qu’ils suscitent et les dynamiques émancipatrices qui y sont à l’œuvre. Cette capacité créative, cette puissance d’agir caractérisent ces aventures. Que devient l’énergie dépensée pour rester en mouvement, résister, contourner, retourner à son avantage les forces contraires ? Si certains défendent la beauté du geste, l’éphémérité de toute chose et l’importance à mettre fin à ces aventures dès lors qu’elles conduisent à des impasses, d’autres, nombreux, cherchent à les inscrire dans le temps.

Le risque est évidemment de privilégier la structure aux personnes qui la font vivre, autrement dit à s’institutionnaliser et à perdre le sens d’une action collective. Un antidote à un tel appauvrissement pourrait être de se focaliser non pas sur le lieu lui-même mais sur les dynamiques qu’il produit, quitte à reconnaître ensuite qu’il faut un lieu pour les rendre toujours possibles ! Jules Desgoutte proposait dans ce but de se fabriquer des « lignes de conduite » qui permettent à la fois de se rattacher à telle ou telle « famille » et de se penser dans un « champ », opérations pratiques et théoriques largement profitables pour qui cherche à mieux se situer dans un milieu et dans une époque.


3. LE POUVOIR INSTITUANT DES LIEUX INTERMÉDIAIRES ET INDÉPENDANTS

Cette troisième session par l’examen d’une question abordée la veille : la capacité de tout être ou structure vivante à produire ses propres normes. Les lieux intermédiaires se présentent souvent comme autogérés ou autonomes, dont l’étymologie éclaire l’envie qu’on y observe de se donner à soi-même ses propres règles. Rien de tel pour le constater que de décrire finement les modalités d’organisation mises en œuvre dans un lieu dont l’histoire est maintenant longue : Mix’Art Myrys à Toulouse.

MIX’ART MYRYS : COLLECTIF AUTOGÉRÉ

D’abord squat sans autre visée que de légaliser la situation de sans-papiers, Mix’Art Myrys a d’emblée (1995) réuni une multitude de personnes, dont un grand nombre d’artistes. Après deux années d’existence, le collectif hétérogène et informel qui occupe d’anciennes usines de chaussures situées dans le centre-ville de Toulouse, se constitue en association. L’apéro du mardi qui servait jusqu’alors d’espace de discussion pour organiser techniquement la vie du lieu devient l’AG (pour “apéro généreux”) hebdomadaire où les décisions se prennent collectivement. L’association prend une forme collégiale qui se décline aujourd’hui en plusieurs instances pensées pour se réguler mutuellement et préserver le principe d’autogestion à l’œuvre dès l’origine de Myrys.

La collégiale, instance à géométrie variable dirigeante de l’association, rassemble les fonctions classiques du conseil d’administration et du bureau. Elle est élue chaque année et est composée de 6 personnes au minimum. Chaque membre a le pouvoir de représenter l’association dans chacun des actes de la vie civile, à stricte égalité avec les autres. Elle porte la responsabilité morale et juridique du lieu, prend les décisions en cas d’urgence et prépare la prise de décision collective en assemblée générale du mardi.

La collégiale élargie regroupe les collégiens élus, l’équipe salariée et les référents des différents pôles (arts vivants, arts visuels, arts informatiques, etc.). Entre 7 et 12 personnes y siègent d’habitude, la plupart membres actifs de Mix’Art.

L’équipe salariée (6 personnes aujourd’hui) coordonnée par Joël Lecussan, est explicitement missionnée pour, en plus des tâches courantes, veiller sur les valeurs éthiques du projet.

Le collectif, enfin, est l’ultime décisionnaire en ce qui concerne la vie du lieu, son organisation, ses orientations.

À titre individuel, les membres de Mix’Art Myrys sont répartis entre les actifs (qui disposent d’un atelier sur place), les participants (qui peuvent y travailler mais sans avoir d’atelier) et les sympathisants (toute personne souhaitant être informée des activités du lieu). Leur contribution financière à la vie du lieu (dont le budget est d’environ 500 000 € par an dont la moitié en ressources propres) est de 4€ par mois pour les actifs, et d’environ 2,50 € par personne qui fréquente le lieu à l’occasion d’un spectacle par exemple, au titre d’une participation dite libre et nécessaire.

Cette organisation fonctionne plutôt bien, quoi qu’avec des aléas sur lesquels Joël Lecussan est revenu lors de sa présentation. Ces aléas coïncident avec la vie du lieu (périodes d’activité plus ou moins intense, turn-over plus ou moins important parmi les occupants, etc.). Ils s’expliquent également par l’exigence d’un tel mode d’organisation qui implique de remettre toujours en débat à l’échelle collective des envies qui tendent inévitablement vers l’individualisme. Ce fonctionnement peut également susciter des réactions de rejet de la part de personnes qui s’y engagent beaucoup sans toujours saisir l’intérêt qu’elles en retirent au final. Puisque la décision collective l’emporte, les désirs individuels risquent toujours d’être frustrés. À cela s’ajoute les problèmes de communication qui gênent la prise de décision, laquelle se fonde sur une logique de quorum (aux alentours de 20 personnes) plutôt que sur la recherche d’un consensus jugé, à l’usage, bloquant et fragilisant. Pour remédier à ces difficultés de prise de décision, différents outils sont apparus dans l’histoire de Mix’Art Myrys, depuis une feuille de chou intitulée Le dur d’oreille jusqu’à une liste de diffusion collaborative, aucun n’étant toutefois parvenu à s’imposer durablement. Bien que « la déperdition d’informations soit extraordinaire », le collectif sait toutefois se resserrer au sein de groupes de travail, notamment lorsqu’il s’agit de faire face à des situations qui engagent le projet dans son ensemble. Ce fut le cas en 2012 alors qu’il était question d’un relogement dans un autre quartier.

INDIVIDUS COLLECTIFS, COLLECTIFS INDIVIS

Exemplaire de par sa longévité, emblématique d’un certain militantisme toulousain, Mix’Art Myrys n’en reste pas moins fragile. Joël Lecussan rappelait à ce propos quel effort il fallait faire pour imposer ce fonctionnement collectif, notamment aux partenaires publics. S’il continue d’incarner le lieu, son coordinateur (et non pas directeur…) est toujours accompagné de représentants du collectif lors de rendez-vous avec ces derniers, leur rappelant toujours comment les décisions se prennent à Myrys. Reste qu’il n’est pas facile de garder la bonne distance, a fortiori dans un lieu sensible et traversé par tant de personnes et d’enjeux, où l’ambition de rester le plus ouvert possible se confronte, parfois douloureusement, à la nécessité d’ajuster sans cesse cette ambition aux contingences. Fait extrêmement rare après plus de 20 ans d’existence, des personnes jugées collectivement dangereuses pour la poursuite du projet ont été exclues de Mix’Art.

Jules Desgoutte tirait divers enseignements de cette longue présentation.

Éclairé par les recherches d’Elinor Oström sur les communs, il revenait tout d’abord sur ce dernier point. L’économiste américaine, réfléchissant au mésusage d’une ressource commune, observait qu’il était important de suivre une procédure de coercition fine et graduée pour laisser le temps à la communauté d’accepter la décision difficile d’en exclure le mauvais usager, sans quoi elle risquait d’être fragilisée, et l’usage de la ressource avec. Elle considérait également que l’intérêt individuel n’était pas à opposer à l’intérêt collectif, mais qu’il importait plutôt de saisir comment l’un et l’autre composent en commun(s).

Jules Desgoutte notait enfin d’une part, que l’assemblée générale était un bon exemple d’une norme issue d’un usage singulier (les apéros du mardi), d’autre part que la faible contribution financière demandée aux individus les préservait d’une logique de retour sur investissement individualiste au profit d’une logique de réciprocité non monétaire, néanmoins coûteuse en temps et en disponibilité.

À ce propos, Joël Lecussan insistait sur une nuance de taille, à savoir que les membres actifs de Mix’Art ne sont pas considérés comme des bénévoles mais qu’ils sont explicitement pris dans un échange. Il expliquait enfin que

c’est la responsabilité de tous les individus de s’accompagner mutuellement dans l’exercice exigeant d’une pensée et d’une démarche collective.

4. LES FRICHES EN LEURS TERRITOIRES

Par contraste avec Mix’Art Myrys, et dans le droit fil du Doc présenté la veille, c’était au tour de la Caserne d’illustrer un nouvel aspect de l’urbanisme transitoire en France. Située à Pontoise, dans le Val d’Oise, la caserne Bossut, un bâtiment désaffecté de 44 000 m2 implanté sur un site de 14 ha, a été gérée par l’Usine éphémère entre 1999 et 2003. Spécialisée dans ce type d’opération, cette association avait remporté l’appel d’offres lancé par la ville pour faire vivre ce site dont elle venait d’hériter du ministère de la Défense. En attendant de lui trouver une nouvelle destination, la ville avait signé une convention d’occupation de 5 ans avec l’Usine éphémère. Cette dernière a proposé durant cette période une offre de services en direction d’artistes qui ont pu y louer des espaces de travail à prix modique après avoir été sélectionnés par un comité constitué de personnalités dites compétentes (galeristes, critique d’art, etc.), dont un représentant du ministère de la Culture. Ces artistes pouvaient par ailleurs bénéficier d’un accompagnement administratif et technique de l’équipe salariée de la Caserne qui a compté jusqu’à 18 personnes. Une programmation culturelle ouverte au public était également proposée. La Caserne vivait quasiment sans subvention, si ce n’est indirectement via celles attribuées à des projets portés par des artistes locataires. Selon la personne qui rapportait cette histoire, la directrice se targuait d’être autonome financièrement, c’est-à-dire de tirer ses revenus uniquement de la privatisation d’espaces, entre autres pour des tournages de séries télévisées. Lorsque la ville a voulu récupérer le lieu au terme de la convention, un collectif d’artistes s’est créé pour faire valoir le travail réalisé dans le quartier et demander la pérennisation de ce lieu devenu culturel. Sans succès. Un vaste programme urbain démarra quelques mois plus tard.

LES AUTRES DÉPENDANCES DE L’INDÉPENDANCE

Ce récit provoquèrent quelques grincements de dents dans l’assistance qui, dans sa majorité, découvrait que l’urbanisme transitoire existait depuis plus longtemps qu’on ne le pensait. L’indépendance financière en question apparaissait douteuse tant la Caserne semblait dépendante des tournages de séries mainstream. A contrario, il semblait évident que ce modèle économique évinçait la question de l’utilité publique en vouant le lieu aux privatisations. Boris Grésillon exprimait par ailleurs sa gêne face à ce type d’entreprises qui, en suscitant des attentes sur un territoire qu’elles abandonnent aussi vite qu’elles s’y implantent, véhiculent une grande violence symbolique. Cet exemple rappelait à Séverine Houpin de la compagnie Les Tatas, basée à la Briqueterie, l’histoire d’un promoteur qui avait proposé à des artistes de les rémunérer à hauteur du Smic pendant deux ans pour occuper un lieu dont il était propriétaire. En échange de quoi, il leur avait demandé de leur concéder la totalité des œuvres qu’ils y auraient produites. Quelqu’un parlait alors de « prédation », un autre de « prolétarisation », et tous de cynisme.

AUTRE PART

Séverine Houpin reprenait la parole pour raconter « sa » Briqueterie à partir du travail qu’elle mène dans le quartier avec sa compagnie.

Si le besoin d’espace pour travailler est à l’origine du projet de la Briqueterie, il n’était pas exclusif et s’articulait pour elle avec son intérêt pour les personnes qui habitent à proximité. La dimension sociale de sa démarche d’artiste ne saurait la réduire à ce que fait un travailleur social, quoi qu’ils aient en commun d’avoir besoin de temps pour établir une relation de confiance avec les personnes qu’ils sont amenés à fréquenter. Venue du Brésil, Claudia, une autre artiste associée à la compagnie Les Tatas, évoquait de son côté ses affinités avec le Théâtre de l’opprimé qui promeut une conception émancipatrice et populaire du théâtre. Claudia et Séverine s’étonnaient de leur rencontre, de la proximité de leurs « manières d’être artiste avec les personnes » et ce dans une visée transformatrice de la société. Dans le cas de Séverine, il était intéressant d’entendre comment elle avait pris conscience de sa « méthode de travail » au contact d’artistes avec lesquels elle avait collaboré à Barcelone. Habituée à établir des liens entre des artistes et des personnes qui ne le sont pas, il lui avait fallu ce détour par l’étranger pour relier son travail à des savoir-faire, pour pouvoir l’identifier et commencer à le nommer. Cette façon de procéder (faire parler le quidam, faire passer ce qui ne se dit/ne s’entend pas dans l’espace public) est d’autant plus difficile à cerner qu’elle s’inscrit dans un environnement parfois peu clément. Dans le quartier, la Briqueterie et les artistes qui l’occupent concentrent en effet toute sorte d’a priori négatifs.

DIFFICULTÉS DE LA MÉDIATION

Une médiatrice de la Briqueterie modérait ce témoignage en expliquant les difficultés qu’elle rencontre dans son métier. Des problèmes de représentations différentes existent mais ils sont alimentés de part et d’autre. Les artistes de la Briqueterie en véhiculent aussi, même si c’est à leur insu. Habitués à échanger entre pairs, ils ne soupçonnent pas la distance qui les sépare de M. et Mme Tout le monde, que ce soit dans leur vocabulaire, leurs propositions ou leurs idées. La radicalité, l’exigence, la peur de l’instrumentalisation, la sacralisation de leur production artistique compliquent le travail de médiation. Conséquence : le lieu risque de se déconnecter du quartier où il est implanté et de la population qui y réside. À entendre cette médiatrice culturelle, il semblait évident que l’adaptation à un environnement dépend tout autant des artistes que des personnes avec qui il leur arrive de travailler. Un participant à cet atelier faisait toutefois remarquer qu’un rien suffisait parfois à changer les regards et à favoriser la rencontre. Le même intervenant se souvenait également de moments où la rencontre avait eu lieu, contre toute attente, et malgré la radicalité des personnes, des propositions ou de la situation.

Concluant cette quatrième et dernière session, Jules Desgoutte souhaitait montrer que le territoire était une réalité plus vaste que jamais, faite de plis et de replis, qu’un détour par l’étranger ou un simple pas de côté peut faire apparaître. Dépliant à son tour le concept d’intermédiation, il remarquait combien il importait d’établir des rapports entre le dedans et le dehors (d’un lieu, d’un milieu, etc.), entre le proche et le lointain, de les envisager comme l’envers et l’endroit d’une pratique vivante en mouvement et non comme des espaces ou des moments séparés, à l’instar de la création et de la médiation qu’on distingue trop souvent l’une de l’autre alors qu’elles sont inséparables dans nombre de projets artistiques évoqués ces jours-ci.

Passer du dehors au dedans, sans cesse et inversement, est sans doute ce qui est à l’œuvre dans les lieux intermédiaires.

Les échanges nourris de ces deux journées avaient prouvé que l’opération demeure toujours singulière, délicate et difficile à mener. Et que nommer n’est pas normer.

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